Les Îles du Salut (3) : Saint Joseph, l'Île du Silence
Guillaume Seznec est arrivé au Camp de la Transportation de Saint Laurent en 1927, puis transféré au bagne des Îles du Salut en 1928. Il a toujours clamé son innocence et déclaré avoir été victime d'une machination policière dont le principal acteur fut l'inspecteur de police Pierre Bonny. Ce dernier fut fusillé le 27 décembre 1944 pour avoir été l'un des patrons de la Gestapo française sous l'Occupation.
A la suite d'une de ses tentatives d'évasion, Guillaume Seznec fut condamné à la réclusion à l'Île Saint Joseph.
Une étrange atmosphère, que l'on ressent en débarquant, règne sur cette île peu visitée. Comme si quelque chose dans l'air et dans les pierres gardait l'empreinte de toutes les souffrances des hommes qui ont vécu ici. Même les bruits habituels de la forêt semblent être étouffés.
Je laisse la parole à Denis Seznec, le petit-fils de Guillaume, qui mieux que quiconque décrit ce qu'ont pu endurer des hommes à Saint Joseph, "l'île du Silence".
Extraits du livre : "Seznec, le bagne".
"Je débarque dans l'île Saint Joseph. L'île maudite, le bagne du bagne. Ici, habitait le bourreau et ici était la réclusion où, dans les pires conditions, expiaient les bagnards punis. 90% des détenus étaient des condamnés à perpétuité qui avaient tenté de s'évader ou qui, ayant réussi, avaient été repris.
De la réclusion, seuls les murs émergent encore de la végétation. Des lianes géantes et des racines gigantesques ‑ certaines de plus de cinquante mètres ! ‑ dévorent à la manière d'une immense pieuvre les cent cinquante trois cellules et les douze cachots de la réclusion, tordant les derniers barreaux comme s'ils étaient de simples fils de fer.
Pourtant, dans cette île damnée, on a eu le nec plus ultra des créations pénitentiaires. La peine de la réclusion avait été créée pour remplacer un châtiment, disons plutôt un supplice, le boulet de fer. La durée du châtiment pouvait être de deux à cinq ans. C'est l'image d'Épinal qui marquera à jamais les esprits : le bagnard, boulet au pied. Avec le boulet on instaura la chaîne. Une chaîne de trois kilos et demi fixée au pied gauche et attachée à une boucle de la ceinture, comme un énorme chapelet de capucin.
La Commission Disler, en 1836, fit supprimer la chaîne et le boulet.
Ainsi fut créée la peine de la réclusion. Encore plus inhumaine !
Situés en haut de l'île, les trois bâtiments de la réclusion abritaient une centaine de cellules chacun, en ciment armé, de deux mètres sur un mètre quarante à peine, que l'on appelait des « trous ». Les réclusionnaires y étaient enfermés pendant deux à cinq années.
Séparées par des murs de deux mètres cinquante ces cellules avaient de gros barreaux comme plafond. Au-dessus, entre les deux rangées de ces « trous », une étroite passerelle surplombait et courait tout le long : ainsi les gardes-chiourme pouvaient‑ils surveiller de part et d'autre de ce chemin les condamnés, comme des bêtes fauves dans des fosses. Le tout était chapeauté par un immense toit en tôle. Le soleil n'entrait jamais dans les cellules où régnaient une chaleur suffocante et une humidité malsaine.
Chaque réclusionnaire disposait d'un bat-flanc ‑ qu'à six heures du matin il devait impérativement relever ‑ et d'un baquet pour ses déjections. Pas de matelas, de paillasse ou de couverture. On cuisait la journée et on gelait la nuit. Aucun contact avec l'extérieur. Silence absolu. Il était interdit de s'adresser aux gardiens ou à ses codétenus. Une parole prononcée et c'était six mois de plus. Les gardiens, pour mieux surprendre ces punis, marchaient en chaussons.
Pas question de fumer, de grimper aux barreaux, de taper sur les murs, de se coucher avant la nuit, de s'asseoir sur le bat-flanc pendant le jour, de détenir le moindre objet, sauf une cuillère en bois. Pas de sorties, pas de courrier, pas d'écritures, pas de paroles. Rien.
À dix heures, on leur apportait la nourriture. Une double porte, une en fer, une en bois, et un guichet qui s'ouvrait par lequel on leur donnait la pitance : des haricots, un pain de sept cent cinquante grammes, et un baquet d'eau pour la journée. Une gamelle de soupe tous les quatre jours.
La seule sortie autorisée était celle de leurs têtes que les prisonniers passaient une fois par mois, dans ce fameux guichet, afin qu'on les rase.
Le temps s'écoulait ainsi dans l'obscurité et le silence. Les prisonniers n'avaient rien d'autre à faire qu'à tourner en rond dans leurs minuscules fosses. Les seuls bruits qui leur parvenaient étaient ceux de la mer, au loin, se brisant sur les rochers, les hurlements des fous enfermés à la troisième division cellulaire, et, à la saison des pluies, le lourd martèlement des averses tropicales sur la tôle du toit.
Ceux qui osaient manifester contre ces conditions inhumaines étaient jetés au cachot : la réclusion cellulaire. L'enfer de l'enfer. Enfermé dans une cellule plafonnée en maçonnerie complètement hermétique et encore plus étroite et, cette fois, dans le noir complet, le puni restait attaché en permanence. Chaque jambe passée dans un anneau de fer placé à l'extrémité d'une barre l'obligeait à demeurer complètement immobile ou accroupi. Des semaines ou des mois sur la planche très dure ne tardaient pas à provoquer des escarres. Le peu d'air qui pénétrait dans ce tombeau entrait par une minuscule ouverture à ras de terre. Enterré vivant en quelque sorte, il devenait souvent aveugle. Le règlement précisait que chaque période de vingt jours dans le noir devait alterner avec dix jours de cachot « demiclair » afin d'éviter la cécité. Encore fallait‑il que la règle fût respectée.
(tableau de Francis Lagrange)
Rares sont ceux qui ont supporté cinq ans de réclusion dans ces tombeaux. La plupart sont sortis fous ou les pieds devant.
La peine de cinq années était un maximum parce que la Tentiaire avait calculé que la résistance humaine ne pouvait aller au-delà de mille huit cent vingt‑sept jours. Notez la précision ! Mais au bout de très peu d'années, tous avaient déjà soit le scorbut, soit la tuberculose.
Comme une partie d'un des bâtiments de la réclusion abritait également les aliénés, enfermés eux aussi en cellules et qui s'agitaient d'autant plus qu'ils pouvaient hurler tout leur saoul, les seules paroles humaines que les réclusionnaires pouvaient entendre dans ce monde du silence étaient leurs cris.
La réclusion équivalait à une condamnation à mort. Mais à petit feu.
La barbarie de cette peine fut atténuée grâce aux médecins coloniaux. Souvent le réclusionnaire ne faisait pas six mois d'encellulement strict avant que ne survienne une entrée à l'hôpital. Après de nombreuses démarches et avec des menaces de rendre publiques les choses, ils obtinrent, en 1927, que les réclusionnaires bénéficient d'une heure de « promenade » par jour.
Par l'absence de nourriture fraîche et la carence en vitamines, presque tous les réclusionnaires étaient atteints par le scorbut. Les dents tombaient alors toutes seules et, sur tout le corps, de grosses plaques bleues ou violettes apparaissaient, annonciatrices de la mort.
Afin de lutter contre ce fléau, et après avoir encore bataillé contre la Tentiaire (la Pénitentiaire), les médecins avaient obtenu que l'on distribue régulièrement des citrons aux prisonniers. Mais, rapidement, ils s'apercevront que leurs efforts ne servaient à rien : la plupart des gardes-chiourme détournaient les citrons sans vergogne afin d'agrémenter leurs punchs.
Mon grand-père écrit dans ses cahiers : « En effet, j'ai trinqué car j'ai fait onze mois de prévention. Pas même dans le quartier destiné aux préventionnaires mais dans un cachot, sans même sortir dans la cour alors que le règlement est formel de donner une heure d'air par jour. » S'il a survécu à la réclusion c'est grâce au docteur Henri Huchon qui le fera transférer à l'hôpital bien avant la fin de sa condamnation.
Dans un enchevêtrement de lianes géantes, les racines des figuiers maudits, qui culminent à près de trente mètres, soulèvent les murs, ondulent dans les couloirs. Anacondas du monde végétal, elles enlacent et étreignent les dernières cellules jusqu'à leur complète dislocation. L'immense pieuvre verte va tout engloutir. Quarante ans après la fermeture du bagne la nature reprend ses droits sur ce lieu de non droit. Elle ingurgite ces pierres, ces briques imprégnées de sang et de larmes. Elle digère la honte. Elle travaille à redonner une virginité à cette terre.
Les immenses structures métalliques style Eiffel des ateliers ou des dortoirs sont encore en place, comme suspendues dans l'espace. Les tôles des toits ont totalement disparu, remplacées désormais par une épaisse chevelure de lianes, cela fait de drôles de cathédrales. Mais les barres de justice, elles, sont toujours là.
Une tristesse infinie flotte dans cette atmosphère humide. Souffrance et désespoir. On croirait entendre les gémissements, des appels, sentir des frôlements. Ce sont les cris des singes, les chants des oiseaux, les crissements des insectes. Et pourtant on jurerait...
Dans le cimetière des gardiens et des officiers de marine, les deux cents stèles sont alignées et figées comme pour un dernier et éternel garde-à-vous, face à l'océan. Plus de noms ni d'oriflammes. Toutes les sépultures ont été volées et pillées. Pourtant, malgré tout, elles méritaient d'être respectées.
5 prêtres, 14 religieuses et 5 médecins.
Les citronniers et les manguiers embaument désormais l'île Saint Joseph,
« L'île du silence »..."