Une vieille légende cambodgienne
La plaine intérieure du Cambodge autour du lac Tonlé Sap est parsemée de petites collines que l'on appelle des "Phnom". Les Cambodgiens ont une légende pour chacune de ces "Phnom", légende qui remonte à la formation du Cambodge, au temps où celui-ci était recouvert d'eau.
(Voir : http://0z.fr/CYjHQ)
Voici donc une vieille légende cambodgienne recueillie par Auguste Pavie (*) dans "Contes populaires du Cambodge, du Laos et du Siam" paru en 1903. Photos prises au hasard du voyage.
La légende de la montagne du crocodile
De riches marchands du Cambodge conduisirent leur fils, Réachkol, à un ermite célèbre, pour qu'il l'élevât dans la sagesse et les sciences et qu'il en fit un homme capable de marcher de bonne heure dans la vie.
Le religieux n'était pas seul dans sa retraite. Il avait un jour recueilli une petite fille dans une fleur de lotus fraîchement éclose. Il la nomma Néang Roum Say Sock (la jeune fille aux cheveux dénoués).
Son éducation terminée, Réachkol épouse Roum‑Say‑Sock et l'emmène avec lui dans son pays. Le jour du départ, le vieux sage offre à la jeune fille un incomparable bijou pour maintenir ses longs cheveux.
Peu après, Réachkol quitte parents et compagne, et s'en va vendre le chargement d'un navire que son père lui équipe vers les rivages de Korat.
Là, en abordant, il voit une jeune fille qui se baignait. C'était Néang Mika, fille unique d'un vieux roi. Il en tombe immédiatement éperdument amoureux.
Ce n'est qu'après leur mariage, que Réachkol ose lui avouer qu'il a en son pays une épouse qu'il avait complètement oubliée.
Ils sont ainsi heureux trois ans, et de leur union naît un fils. Mais un jour, voulant accroître ses richesses, Réachkol décide de retourner sur la mer vers les pays de l'Est.
Bientôt le navire lève l'ancre, chargé de toute sorte de denrées. Mika, fort occupée à l'encombrer de provisions, toute aux dernières caresses, tout entière aux adieux, songe seulement, l'ancre levée, qu'il se pourrait qu'elle soit trahie.
Elle court, étreinte par une subite angoisse, vers un très haut édifice d'où l'on domine au loin la mer. Elle atteint le sommet, à l'instant même où Réachkol, ne se croyant pas surveillé, abandonne le chemin de l'Est pour courir à toutes voiles vers son ancien pays. Tout de suite elle comprend que Réachkol vogue vers Roum‑Say‑Sock, sa première épouse.
De grosses larmes coulent de ses yeux. Voilà donc tous ses rêves d'heureux avenir détruits ! Tandis qu'elle pleure, la plus farouche colère vient s'emparer de sa raison.
Sûrement, elle va bien savoir empêcher celui‑là qui brise sa vie, d'avoir de la joie quand elle a de la peine.
Atonn, le crocodile qu'elle nourrit depuis l'enfance, la vengera rapidement et beaucoup mieux que personne.
Sur le champ elle lui crie : « Pars, poursuis, atteins, dévore Réachkol qui me laisse pour une autre ! »
La longue absence de Réachkol a mis une tristesse immense dans le cœur de Roum‑Say‑Sock. Mais elle ne croit pas que les flots ont pu lui prendre son mari. L'ami de ses jeux d'enfance reviendra, elle en est sûre, et sera le compagnon des vieilles années.
Chaque jour elle se rend se baigner sur la plage où ont eu lieu les adieux. Elle interroge ardemment l'horizon, longuement arrêtée par toute voile qui, dans le lointain, blanchit en s'approchant.
Ce fut par un très beau jour d'air pur et de vent frais qu'elle s'écria toute troublée : "Le voici ! Ne reconnaissez vous pas la barque ? À la finesse de sa coupe personne ne saurait en douter !"
Sa joie éclate, délirante : on accourt.
"Oh ! C'est bien lui : voyez‑le à l'arrière !"
"Mais pourquoi ses matelots sont‑ils agités ainsi ? Pourquoi, par ce temps superbe, grimpent‑ils aux mâts, redescendent, courent à droite et à gauche, et semblent complètement affolés ? Est‑ce qu'un danger quelconque menace le navire ? La crainte vient chasser ma joie et j'ai très peur ! Mon cœur, que l'inquiétude tourmente depuis si longtemps, se brise : j'aperçois dans le sillage du navire le monstre qui cause de leur trouble ! J'ai cru voir venir le bonheur mais c'est la mort !"
Dès qu'Atonn, le crocodile, a paru, Réachkol a crié :
« Cesse de me poursuivre, Atonn; tu ne reconnais donc pas le mari de ta maîtresse ! »
‑ « J'obéis à celle qui me nourrit, je ne connais qu'elle ».
Réachkol comprend. Pour accélérer la marche, il laisse au gré des flots les petites barques remorquées espérant que le saurien s'attardera à les détruire. Puis il fait jeter les cages qui enferment les poulets et les canards, croyant que le saurien s'arrêtera pour les dévorer.
Ces efforts pour échapper ont mis Atonn en fureur. Il ne lui faut plus qu'un bond pour atteindre le navire. Se tournant vers le rivage où il reconnait sa première femme, Réachkol, résigné, fait de la main à Say‑Sock un signe de dernier adieu.
Elle, désespérée, cherche machinalement une arme. Et, faisant crouler en manteau ses cheveux sur ses épaules, elle leur arrache le bijou, stylet d'or, lourd de diamants, don du vieil ermite, et invoquant tout en pleurs son père adoptif, lance vers la bête monstrueuse le précieux joyau.
A vingt pas en avant d'elle, le stylet tombe dans la mer.
Alors, inoubliable prodige ! Sa pointe à peine a touché le sable au fond de la mer, que le sol chassant les eaux, se soulève et, de Thma‑Angkiang aux Dang‑Reck, se montre nu.
En même temps, la foule attroupée sur le rivage, voit Réachkol accourir vers Say‑Sock du haut d'un bloc de rochers où son navire est resté.
Non loin sur un autre monticule, Atonn, foudroyé, expire, s'écriant : "Maîtresse, je meurs : vengez‑moi !"
Alors Néang Mika a levé une troupe d'hommes considérable. A sa tête, elle est partie et, dans l'immense plaine que la mer vient de quitter, au rocher appelé Bunteay‑Néang, elle a planté son étendard, s'est fortifiée, puis a expédié à Réachkol un courrier porteur d'un message appelant Say‑Sock au combat.
Roum‑Say‑Sock se rappelle de son vieux maître solitaire et s'écrie :
"Fais que je sois le vainqueur, et je te promets pour prier, un temple sur ta montagne ! »
Puis, couverte de ses bijoux, montée sur un beau cheval comme son adversaire, elle prend des mains de ses suivantes les armes superbes qu'elles lui tendent, sabre et lance, et se jette dans la mêlée pour y joindre sa rivale.
Si braves qu'ils soient, les guerriers sous les bannières des deux femmes, n'ont point leur ardeur. Aussi, dès qu'elles sont aux prises, s'écartent‑ils, songeant, presque tous, à fuir, si leur chef a le dessous.
La fatigue semble n'avoir pas le moindre effet sur Say‑Sock : on dirait en la voyant, qu'elle se croit invulnérable. Mika, au contraire, blessée, sent ses forces la trahir. Si ses gens, reprenant le combat, la couvraient un instant, elle serait ensuite quasi sûre de l'emporter.
Elle jette un regard furtif sur ses soldats, devine de l'hésitation, les appelle. Eux, loin de prendre l'offensive et de lui faire un rempart de leurs corps, s'enfuient, non vers le camp où ils pourraient se défendre, mais dans toutes les directions.
Succombant, près de périr, voilà qu'elle songe à l'enfant laissé au grand‑père ! Elle veut le revoir encore ! Jetant ses armes, elle s'élance vers les monts, poursuivie au grand galop par Say‑Sock.
Il n'était point facile de se cacher dans ce pays neuf, vierge de toute végétation. Roum‑Say‑Sock atteignit sa rivale dans le Véal‑Néang‑loum (plaine de la jeune femme en larmes).
Elle l'emmena enchaînée à son camp, l'y tortura à loisir et fit ensuite tomber sa tête, qu'au bout d'un fort long bambou on éleva au sommet d'une montagne rapprochée, qui prit pour nom Sang‑Kebal.
Après quoi elle s'en retourna triomphante au pays, où elle mit Réachkol sur le trône, le roi son père étant mort sans enfant.
Tous deux se rendirent ensuite aux pieds du vieux solitaire et, pour tenir la promesse faite au moment du danger, édifièrent sur la colline, dès lors appelée Bam‑nân (voeu), le superbe temple à neuf tours qu'on y voit.
Depuis cet événement, le nom de Mika est devenu au Cambodge synonyme de concubine.
(*) Auguste Pavie est né à Dinan en 1847 et mort en 1925 à Thourie, en Ille-et-Vilaine. Il fit ses études à Guingamp où un lycée porte son nom. À l'origine agent des télégraphes en Cochinchine, il devint premier vice-consul de France à Luang Prabang au Laos (1886), puis en 1892, résident de France à Bangkok. Il s'illustra en négociant avec le Siam et en obtenant notamment la reconnaissance du protectorat français sur le haut Laos, en 1893. Explorateur et ethnologue, il photographia des rives du fleuve Mékong, essayant de trouver une voie fluviale navigable pour atteindre la Chine. Il recueillit de nombreuses légendes lors de son séjour au Cambodge. Ses livres les plus connus sont :
"Contes populaires du Cambodge, du Laos et du Siam" paru en 1903.
"Passage du Mékong au Tonkin (1887/1888)" paru en 1900.