Le guetteur de la chapelle de Tronoën
Voici un conte breton de Pierre Jakez Hélias, tiré de son livre "Les autres et les miens".
LE GUETTEUR DE TRONOEN
La palud de Tronoën étale son désert devant les rouleaux de vagues qui ourlent jusqu'à sept fois la baie d'Audierne, là où la grève est la plus nue.
Malgré de rares bouquets d'arbres au centre desquels résiste une maison vivante, c'est une sorte de purgatoire dont la mer ne veut pas encore et dont les hommes ne veulent déjà plus, en attendant de désirer y revenir car ils souffrent aussi de flux et de reflux.
Ils y sont pourtant depuis des millénaires, les hommes. Sur des hectares, la palud est pavée de leurs ossements, ensevelis sous le sable avec leurs débris de cuisine. Ici se rencontraient autrefois les vivants, les morts et les dieux.
Sous une lumière de limbes, dans les hurlements du vent, les Celtes attendaient la barque sans pilote pour l'Autre Monde.
Et puis est arrivé le temps du rachat. Une chapelle a surgi dans les dunes.
Auprès d'elle, un calvaire massif a pris en charge la tragédie de la vie et de la mort. Et le grand jeu continue.
Il y a bien des personnages de pierre à Tronoën. Les plus célèbres sont sur le calvaire, figés dans le rôle qu'ils tinrent dans la Passion du Sauveur.
Le plus anonyme est dissimulé derrière le gable du porche sud. Il faut savoir qu'il est là pour le découvrir car il n'est pas visible pour qui ne fait que passer. Bien des gens ont détaillé longuement le calvaire sans se douter qu'ils étaient épiés eux-mêmes par un regard de pierre.
C'est le Guetteur de Tronoën, me dit la Bigoudène qui habite la maison voisine, une ancienne ferme raccordée à la chapelle par un bâtiment en raine d'un bel appareil. Ce Guetteur, pour ma part, je l'appelle toujours le Gars parce que je l'ai connu sous ce nom.
La première fois que je suis allé au pardon de Tronoën, et c'était en char‑à‑bancs, dans un temps très ancien, il y avait là un homme qui grondait un de ses enfants parce qu'il remuait trop et parlait trop fort, troublant ainsi les fidèles en train de faire leur chemin de croix autour du calvaire.
Il finit par soulever le garnement par les aisselles et le mit à califourchon sur ses épaules. Puis il l'amena devant le porche.
Du doigt, il lui montra quelque chose : « Regardez bien, dit‑il, si vous n'êtes pas sage, vous aurez affaire au Gars qui est là. » L'enfant mit un peu de temps à identifier le personnage. Quand il eut démêlé la figure de croquemitaine, il se mit à pleurer convulsivement.
Je gage qu'il n'a plus quitté les jupons de sa mère, ce jour-là. C'est ainsi que j'ai fait connaissance avec le Guetteur. Depuis, je ne manque jamais d'aller le saluer quand je passe par là. Et je me tiens tranquille, moi aussi, vous pouvez me croire hardiment.
Entre l'arc du porche et le pilier, on aperçoit une tête à demie cachée.
C'est une tête d'homme camus, une face plate et sévère qui a vraiment l'air d'être aux aguets dans l'ombre du granit. Le gable est relié à un contrefort par une traverse de pierre qui compose avec le reste une sorte de fenêtre ou plutôt de meurtrière.
Il faut se placer devant pour voir apparaître un seul œil et la moitié d'un visage, comme si le Guetteur se cachait lui-même pour mieux accomplir sa tâche.
De l'autre côté du pilier, on distingue à peine la tête dont on devine l'oeil, le nez, la bouche et le menton.
Mais quelle tâche ? L'œil est dirigé vers le côté du calvaire où se trouve la Vierge parturiente à la poitrine nue, étendue sur une claie, tandis qu'à son chevet saint Joseph a bien l'air de dormir, le pauvre homme.
Est‑ce donc le Gars de Tronoën qui veille sur la nativité du Christ ?
Quelle a été l'intention du sculpteur qui l'a tiré de la pierre, peut-être pour son propre compte sans plus ? Se serait‑il représenté lui-même en gardien de son œuvre ? Le visage serait‑il, comme on l'a dit, celui d'un ancien sonneur de cloches ? Ou faut‑il croire la plupart des gens que j'ai interrogés quand ils assurent que le Guetteur a été mis là pour donner l'alarme au cas où des corsaires ennemis se seraient avisés de débarquer à Penmarc'h ?
Je préfère écouter cette femme un peu difforme, à la voix aiguë et curieusement chantante qui est venue s'abriter un jour près de moi, contre le côté nord du calvaire, alors que le vent et la pluie faisaient rage sur la palud.
- Encore un peu, dit‑elle, et il va se mettre à siffler.
‑ Qui donc ?
‑ L'autre, là. Son travail à lui est de prévenir les gens quand la mer s'apprêtera à crever une bonne fois le cordon de galets pour venir tout noyer par ici. Ce jour‑là, ce sera la fin du monde. Mais auparavant, on aura entendu le sifflet du Gars. Dieu nous en garde ! » Et elle s'en alla lourdement, le tablier sur la tête.
Le vent de la palud a dispersé la légende du Gars avant qu'elle n'ait eu le temps de se fixer dans les mémoires et c'est pourquoi on n'en retrouve que des lambeaux. A moins que ceux qui savent ne gardent le secret en eux pour ne pas réveiller d'anciennes puissances qui n'ont plus de nom.
Pierre Jakez Hélias