Le déclin de l'Empire Khmer : la chute d'Angkor
"Ce fut jadis le cœur d'un somptueux royaume – Angkôr Tlom, à lui seul, est plus vaste que la Rome d'Auguste ‑ puis, après des siècles de splendeur, la débâcle est venue, les invasions, les épidémies, les révoltes, et il n'est plus rien resté que la forêt, l'opiniâtre, l'indomptable forêt, qui s'est lentement rapprochée, a comblé les douves, escaladé les remparts, envahi les avenues, et s'est acharnée pendant huit siècles sur les temples et les palais, crevant les murs de ses troncs puissants…
…recouvrant les bas-reliefs de ses lichens, éventrant de ses racines les terrasses où veillaient les nâgas et les chaussées dallées que le pas des éléphants n'avait pas ébranlées…
…dévastant à tel point la superbe cité qu'il faut aujourd'hui la relever pierre par pierre et qu'on doit même creuser le sol pour retrouver des fragments de piliers, de stèles, de statues, que l'humus a recouverts d'un linceul chaque année plus épais". (Roland Dorgelès, la Route Mandarine)
Après des années de recherches, une équipe internationale a dressé la carte d’un territoire urbanisé de ce que l'on appelle pour simplifier le "site d'Angkor". Il se présente comme un ensemble de quelques centaines de bâtiments en pierre ou en brique dispersés sur une grande surface. Ce sont les ruines d'une dizaine de capitales royales qui se sont plus ou moins superposées et imbriquées les unes dans les autres et du réseau hydraulique qui les faisait vivre.
Sur cet espace, étalé sur trois mille kilomètres carrés, qui s'étend entre le lac Tonlé Sap et une chaîne de collines au nord, les Phnom-Kulen, de moins de cinq cents mètres d'altitude, seuls subsistent des bâtiments cultuels en dur et quelques éléments tels que barrages, canaux, douves.
Le génie des anciens Khmers a fait d'Angkor une "cité hydraulique" qui est le plus grand complexe urbain de l’ère préindustrielle : une ville de 1000 km², soit 10 fois la surface de Paris intramuros qui éclipsait de loin des cités Maya comme celle de Tikal au Guatemala.
On évalue la population à l'apogée de la cité à 700 000 habitants.
La conjonction de plusieurs facteurs explique la décadence de l'Empire Khmer. Des bouleversements géopolitiques dans le Sud Est Asiatique, une crise religieuse entraînant une crise dynastique, l'usure technique du système d'irrigation et peut-être aussi des évènements météorologiques néfastes ont conduit à la chute d'Angkor.
Le Xlllè siècle marque un tournant dans l'histoire du Sud-Est asiatique. Alors, tandis que la poussée des Mongols de Koubilaï Khan ébranle la Chine et ses voisins méridionaux, les Thaïs, dans le bassin du Ménam, se libèrent de la suzeraineté khmère et menacent désormais le Cambodge affaibli.
(Kubilaï Khān, petit-fils de Gengis Khan , est né en 1215, durant l'année de la prise de Pékin par Gengis Khan qui la détruira complètement. Il accueillit à sa cour Marco Polo.)
Le Cambodge entra dans une première période de crise qui débouche sur la prise d'Angkor par les Chams en 1177. Le roi JayavarmanVII (1181/1218) redressa la situation.
Malheureusement, après sa mort, le Cambodge plonge dans un long déclin.
Jusqu'en 1307, le Cambodge semble encore prospère. C'est de cette époque qu'un ambassadeur Chinois, du nom de Zhou Daguan, nous laissera ces impressions.
Le principe de cette organisation hydraulique est très simple. Les rivières étaient branchées sur des réservoirs artificiels, les barays, surélevés par rapport au niveau des terres à irriguer par des digues d'une dizaine de mètres de hauteur.
La distribution des eaux vers les rizières est alors assurée par simple déclivité, grâce à des canaux de plus en plus ramifiés, et autorise plusieurs récoltes.
Pour faire fonctionner cette "cité hydraulique", il fallait une puissance étatique coordonnant l'effort des hommes. Prenant appui sur la légende de la fondation du Cambodge, dans les années 877/899, naît, avec le roi Indravarman, le concept du "Dieu-Roi".
Au centre de chaque territoire considéré s'érige un «temple-montagne» de type Bakong, qui représente le mont divin (selon la cosmologie Indoue). Au sommet de celui-ci est érigé le symbole divinisé de la force royale, un linga.
À cette «montagne» sont adjoints deux temples complémentaires dont la fonction est de légitimer le roi : celui dédié à ses ancêtres féminins, et celui dédié aux ancêtres masculins.
Au pied de ce temple-montagne, est édifié le palais où réside le roi en tant qu'être vivant. Au cœur du palais, se trouve un bâtiment très particulier, comme le Phiméanakas, où le roi vient rejouer tous les soirs le mythe de fondation du royaume en allant coucher avec l'une de ses concubines habillée en Naga.
La montagne du Phnom-Kulen est le siège des dieux. Le cours de la principale rivière qui en descend, la rivière de Siem Reap, assimilée au Gange, est alors sacralisé grâce à la sculpture, au fond de son lit, de représentations phalliques. Ainsi sanctifiée, l'eau qui arrive dans les barays peut féconder le monde des hommes. Celle-ci s'écoule ensuite vers la plaine, pour l'irriguer et surtout la sanctifier et la féconder.
Cependant, le contrat devait être renouvelé à chaque règne pour réanimer l'ordre cosmique : chaque nouveau roi manifestait sa légitimité en recréant réservoirs, temples et palais, d'où la multiplication des capitales.
En 1336, un roi hindouiste et persécuteur du bouddhisme est assassiné par un homme issu du peuple qui prend sa place sur le trône. Il s'agit alors d'une véritable révolution qui marque la fin définitive du culte du dieu-roi et la mise à l'écart de l'élite indianisée au profit d'une nouvelle élite bouddhiste. Le Bouddhisme theravadas devient le culte officiel et le pali remplace le sanskrit comme langue sacrée.
Cette crise religieuse entraîne des désordres. Plus de "dieu-roi"", plus de travailleurs pour entretenir le système hydraulique, plus de forces armées coordonnées, un "semblant" de guerre civile ou religieuse et voici que le royaume thaï de Sukhotai, au Siam, profite de l'affaiblissement de son voisin pour lancer une attaque qui aboutit à la prise d'Angkor en 1351. Et c'est la déportation en esclavage d'une partie de la population. Les Khmers peuvent reprendre la capitale en 1357 et repousser les Siamois.
En plus de ces problèmes politiques internes, d'autres effets viennent se greffer sur ces évènements : des problèmes mécaniques concernant le système hydraulique, des problèmes écologiques également mais aussi de grosses variations climatologiques qui seraient apparues à cette époque.
Stocker puis diffuser d'énormes volumes d'eaux limoneuses, avec de faibles pentes, provoque des dépôts qui comblent les réservoirs et engorgent les canaux, obligeant à d'incessants travaux de curage. Le système hydraulique devint de plus en plus coûteux à entretenir, et de plus en plus fragile. Pannes et accidents se multiplient : assèchement des réservoirs, rupture de digues…
Le succès de l'hydraulique avait insidieusement entraîné des problèmes écologiques à long terme :
La déforestation : de par l'énorme consommation de bois pour les échafaudages des temples, pour bâtir les palais, pour les habitations, pour l'espace nécessaire à la mise en culture intensive, avait conduit à un appauvrissement de l'écosystème. Les effets du déboisement sont bien connus : lessivage du sol, bientôt suivi de ravinement et d'érosion qui entraîna une perte de rentabilité croissante.
L'envasement du système : l'hydraulique fondée sur la gravité, en pays plat, avec des débits minimes, alimentée enfin par des rivières chargées de limons, ne pouvait que s'envaser très rapidement.
Dans un premier temps ce phénomène, grâce au dénivellement réduit, fut favorable car il déposait dans les rizières des limons fertilisants.
Mais l'extension du réseau angkorien allongeait les temps de stockage, étirait les parcours. Il aggravait sans cesse la décantation des eaux limoneuses : les dépôts d'éléments enrichissants décroissaient. De l'irrigation avec une eau riche en limon, on passait à une eau très appauvrie de moins en moins bénéfique. Peu à peu la couche arable se stérilisait. Si, à l'origine, l'irrigation fut favorable au système, quand elle a commencé à se désorganiser elle a, au contraire, précipité sa ruine et aurait hâté le déclin de l'empire khmer.
Et un jour, tout s’est déréglé. L’un des réservoirs s’est asséché. En sous capacité, le réseau hydraulique n’a pas résisté aux caprices du climat.
Une étude de l'Université Columbia suggère que deux périodes de sécheresse, entrecoupées de pluies diluviennes, ont contribué à son abandon au milieu du XVe siècle.
Une de ses équipes a reconstitué le climat régional des années 1250 à 2008 en étudiant les cernes annuels de croissance sur des cyprès millénaires d'une forêt vietnamienne distante de 700 kilomètres.
Alliée à la datation au carbone 14, cette analyse montre qu'Angkor dut faire face à deux sécheresses entre les années 1330 et 1360 et 1400 à 1420.
Des pluies torrentielles, causes d'inondations, leur ont succédé, achevant d'endommager les infrastructures de la cité.
En 1431, le coup de grâce est donné par la prise d'Angkor Thom par les Siamois du nouveau Royaume Thaï, dont la capitale est Ayutthaya, qui place le Cambodge dans un état de vassalité.
(En France, en 1431, Jeanne d'Arc était brûlée vive à Rouen)
Attaqué à l'Ouest par le Siam qui s'approprie les territoires autour d'Angkor, et à l'Est par le Vietnam qui s'approprie la Cochinchine en 1623, dont le village Khmer de Prey Kor qui deviendra Saigon, l'Empire khmer se réduit comme peau de chagrin. Ses souverains sont sous la coupe du roi du Siam et du souverain de Hué. Il faudra attendre 1907, sous le protectorat français, pour que le Cambodge retrouve Angkor et les autres provinces perdues.
Mais encore aujourd'hui, des problèmes de frontières avec le Siam, actuelle Thaïlande, sont sources de tensions à l'Ouest du Cambodge :
http://blog.mondediplo.net/2011-03-07-Au-Cambodge-la-guerre-du-temple-perdu
"Il semble que, sous le bouddhisme, la ville d'Angkor connut l'apogée de sa gloire. Mais l'histoire de son rapide et mystérieux déclin n'a pas été écrite, et la forêt envahissante en garde le secret. Le petit Cambodge actuel, conservateur de rites compliqués au sens perdu, est un dernier débris de ce vaste empire des Khmers, qui depuis plus de cinq cents ans a fini de s'éteindre sous le silence des arbres et des mousses...
Jadis, à la place de cette mer de verdure, silencieuse à mes pieds, la ville dAngkor Thôm (Angkor la Grande) s'étendait au loin dans la plaine ; il suffirait d'élaguer les branches touffues pour voir encore là-dessous reparaître des murailles, des terrasses, des temples, et se développer les longues avenues dallées que bordaient tant de divinités, de serpents à sept têtes, de clochetons, de balustres, effondrés aujourd'hui dans la brousse. La forêt profonde, la voilà redevenue ce qu'elle avait été depuis le commencement des âges, pendant des siècles incalculables". (Pierre Loti, le pèlerin d'Angkor)
Sources :
Bernard Philippe Groslier : "Angkor, cité hydraulique"
Jacques Népote : "cités hydrauliques khmères"
Sources Internet :
http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/actualite-angkor-vaincue-par-la-soif-24864.php