Guyane ; les Îles du Salut (2) : l'Enfer
En 1923, le célèbre journaliste Albert Londres se rend en Guyane. Décrivant les horreurs de ce qu'il voit, son reportage suscite de vives réactions dans l'opinion, mais aussi au sein des autorités. Extrait de son livre "Au bagne" :
«Il faut dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu'un – de notre connaissance parfois – est envoyé aux travaux forcés, on dit : il va à Cayenne. Le bagne n'est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent-du-Maroni d'abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en passant, que l'on débaptise ces îles. Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment...
Cayenne est bien cependant la capitale du bagne. (...) Enfin, me voici au camp ; là, c'est le bagne. Le bagne n'est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C'est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c'est tout, et les morceaux vont où ils peuvent.»
Extrait du livre de Denis Seznec :"Seznec, le bagne" :
"Ces trois îles, groupées en pleine mer, étaient ce que l'on appelait « la réclusionnaire ». Le bagne du bagne. On y enfermait les sept cents bagnards les plus dangereux : les grands criminels, les punis ou ceux qui avaient tenté de s'évader. À l'île Royale, la plus grande, siégeait l'administration pénitentiaire avec tous les services principaux. L'île Saint-Joseph était réservée principalement à l'exécution des peines. Quant à l'île du Diable, elle était réservée aux déportés politiques".
"Des centaines de bagnards étant occupés en permanence à nettoyer, récurer, empierrer, repeindre. Et chaque bâtisse avait sa fonction propre, comme dans une ville miniature. La demeure du commandant, magnifique avec son balcon ouvragé, est au centre, dominant la rade.
Les tâches quotidiennes ne suffisant pas à occuper les sept cents bagnards, on leur faisait faire des corvées routinières à l'extrême, des tâches complètement inutiles et absurdes. Comme le désherbage des chemins qui devait être fait à la main, brin par brin, entre chaque pierre ! Lorsque c'était fini, l'herbe ayant repoussé, l'opération, bien entendu, était à recommencer.
Dans l'île, l'asile d'aliénés et la maison des fous ne désemplissaient pas."
Détail du pavage du chemin :
En 1748, Louis XV rattache le corps des galères à la Marine et celle-ci se trouve en charge de navires vétustes et dépassés militairement. Elle saisit l'opportunité de développer et rénover ses navires et ses grands ports de guerre : Toulon, Brest et Rochefort. Par la suite des bagnes sont créés dans ces trois villes qui accueilleront les "candidats" aux galères.
Les passages qui suivent sont extraits du livre de Jean Claude Michelot, "la guillotine sèche, histoire du bagne de Cayenne" aux éditions Fayard.
"Vers 1790, Daniel Lescallier rédige une thèse sur les moyens de mettre en valeur la Guyane française en se servant de l'exemple des Anglais en Australie.
Il convient de rappeler tout de suite ce que fut le peuplement de l'Australie. Le succès de l'opération anglaise était présent dans tous les esprits. On peut penser d'ailleurs que cette affaire fut le germe qui fit naître le bagne guyanais.
Le 20 janvier 1788, le capitaine de vaisseau Philipp entrait dans la rade de Botany Bay, à la tête d'une flotte de onze navires.
A bord, se trouvaient 800 condamnés anglais, dont 150 femmes. Georges III, le souverain britannique, comme l'avaient imaginé certains autres chefs d'Etat, tentait de peupler une colonie tout en débarrassant son pays de ses plus mauvais sujets.
De 1788 à 1868, 50000 condamnés furent transportés en Australie. Ils sont en grande partie à l'origine de la prospérité australienne du xxè siècle.
De 985 en 1788, la population atteignait près de 200 000 habitants en 1846. Les 30 moutons débarqués du premier transport s'étaient transformés en presque 5 millions de têtes.
Ce succès aurait pu servir à la France. Malheureusement, si les motivations étaient les mêmes, les moyens mis en œuvre étaient trop différents.
La première déportation fut celle des condamnés politiques et est consécutive aux événements de la révolution. Ceux qui ont la chance d'échapper à la guillotine, indésirables en France, sont conduits en Guyane. Parmi eux Billaud Varenne, Collot d'Herbois, le général Pichegru parmi les plus célèbres, et de nombreux prêtres.
Le 22 novembre 1850, le prince Louis Napoléon proclame : " 6000 condamnés dans nos bagnes grèvent les budgets d'une charge énorme, se dépravant de plus en plus, et menaçant incessamment la société. Il me semble possible de rendre la peine des travaux forcés plus efficace, plus moralisatrice, moins dispendieuse, et plus humaine en l'utilisant au progrès de la colonisation française ".
Prétextant la ruine de la Guyane, le gouvernement français prend la décision, en 1851, de transformer cette possession en un vaste pénitencier.
La déportation de 1852 concerne autant les condamnés de droit commun que les déportés politiques.
Cellule de condamné à mort :
Dans son article 6, la loi du 30 mars 1854 prévoit que tout condamné à moins de huit années de travaux forcés sera tenu, à l'expiration de sa peine de résider dans la colonie pendant un temps égal à la durée de sa condamnation. Si la peine est de huit années, il sera tenu d'y résider pendant toute sa vie.
Cette peine « subsidiaire » n'a jamais tenu ses promesses, et a, bien au contraire, engendré de nombreux drames. Le « libéré » se retrouvait un beau matin dans la rue, sans ressources, dans un pays où il ne pouvait espérer trouver aucun travail.
Le 27 mai 1885, le gouvernement décide de transporter les récidivistes en Guyane. Cette transportation va prendre le nom de «relégation»,
La "barre de justice" : Le condamné était attaché à cette barre par les chevilles.
Durant leur peine, beaucoup entretiennent l'espoir de s'évader. Nombreuses sont les tentatives, rares celles couronnées de succès.
Les repris sont présentés devant le Tribunal Maritime Spécial. Ce tribunal était composé par un président, officier de marine ou suivant l'époque, un officier des troupes coloniales, et un substitut chargé de l'accusation.
Le prévenu peut être assisté par un avocat choisi par ses soins, parmi les surveillants, ou même par un civil. En fait le tribunal se borne à déterminer la peine à infliger.
Trois peines sont immanquablement prononcées : L'emprisonnement, la réclusion cellulaire, et la peine de mort.
C'est par la guillotine que cette dernière peine est appliquée. Il en existait deux, l'une à St Laurent l'autre à l'île Royale. Les condamnés à mort attendent la sentence finale dans un quartier spécial composé d'une douzaine de cellules à St Laurent ou à l'île Royale. "
Cellules de condamnés à mort :
La guillotine se dressait sur les quatre plots au fond de "l'allée".
Il existe sur l'Île Royale un petit cimetière que l'on appelle le "cimetière des enfants". Il était réservé aux enfants des gardiens décédés par suite de maladie tropicales ou d'épidémies. Une seule adulte repose parmi eux, leur institutrice, Elise Blanchard. Les gardiens étaient inhumés à l'Île St Joseph.
Les ruines de l'hôpital :
Par contre, pas de cimetière pour les bagnards. Ci-dessous, un autre extrait du livre de Denis Seznec :
"Presque tous les jours, vers les cinq heures, avait lieu l'immersion des corps. La cloche de la chapelle carillonnait alors, annonçant pour les requins un repas de fête. On raconte qu'à la fin des années cinquante ‑ soit plus de dix ans après que le dernier corps ne leur fut jeté en pâture ‑ lorsque l'on agitait la cloche de la chapelle, vers les cinq heures du soir, les squales rappliquaient encore daredare...
La cloche de la chapelle rappelle Guillaume au présent ; ce soir, elle lance de longs appels. Quelqu'un crie : « Regardez ! » Guillaume se tourne dans la direction que pointe le doigt. Une douzaine d'ailerons fendent les vagues. Un cercle. Danse tranquille et frénétique à la fois. À chaque coup de cloche répond un coup de queue, dans un ensemble parfait.
Les hommes présents assistent fascinés à cette danse de mort, stupéfiante, féroce, implacable. Une baleinière glisse sur la mer. Au fond de l'embarcation, un cercueil noir. Quatre rameurs luttent contre les courants. Tout à coup, le bateau s'immobilise. Deux des rameurs soulèvent un des petits côtés de la bière et la font basculer à la verticale.
Un long ballot ficelé auquel est attachée une pierre glisse dans l'océan. Des ondes puissantes fendent les vagues, les ailerons, avec la rapidité de l'éclair, convergent vers le centre du cercle ourlé de blanc. Soudain, l'eau se colore de rouge, comme l'écume, comme la vague rouge aussi. Guillaume a enlevé son chapeau, quelques-uns l'imitent. Ceux qui l'ont gardé sur leur tête sont trop absorbés par le spectacle ou trop indifférents.
La mer, peu à peu, reprend sa couleur turquoise, l'écume sa blancheur.
Les ailerons se sont volatilisés. Un homme est mort. Sa sépulture, le ventre des requins.
Royale, pas de cimetière pour les forçats.
Le bagnard a été donné honteusement à manger aux bêtes comme on jette des ordures aux pourceaux. Le bagne, qui enlève aux hommes leur dignité, vole aussi celle de leur mort."
Ci-dessus, tableau de Francis Lagrange
Né en 1894, Francis Lagrange est condamné en 1931 à 10 ans de bagne en Guyane pour ses activités de faussaire (reproduction de tableaux de maîtres et fausse monnaie).
A Saint-Laurent du Maroni, il est le matricule 51293. Il fabrique de faux billets et se trouve alors envoyé aux Iles du Salut où il continue de se spécialiser dans la fabrication de fausse monnaie pour améliorer son quotidien ce qui lui vaudra deux ans de réclusion sur l’île Saint-Joseph.
En 1938, une évasion manquée le conduit quelques mois à l'île du Diable. Il améliore son ordinaire en décorant les chambres des surveillants.
De retour sur l’île Royale, il réalise des peintures et portraits des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire et de ses codétenus. En 1938, il décore la chapelle de l’île, à la demande de l’évêque de Cayenne.
Il peint également de nombreuses scènes sur la vie quotidienne des transportés. Ses compagnons d'infortune, eux, apprécient davantage les nus féminins ou scènes érotiques que Lagrange "croque" en quelques minutes.
Il quitte les Iles du Salut en 1943 et est assigné à résidence à Saint-Laurent. En 1946, Lagrange est libéré. Là, il fabrique de faux florins et se retrouve extradé vers le Surinam où cette mésaventure le conduit pour 3 ans dans les prisons hollandaises.
De retour à St Laurent en 1953, il s'installe à Cayenne, comme faussaire à titre artistique. A cette époque (vers1954) il réalise une série de 25 tableaux décrivant la vie au bagne. Ses tableaux sont exposés au Musée départemental à Cayenne.
Avec ses tableaux et ses récits, il connait la gloire aux Etats Unis pendant 8 ans. En 1962, il ouvre un atelier à Fort de France. Il meurt en Martinique en Août 1964.