Conte de Noël Breton
La souche de Noël
Les gens du pays l'appelaient Ni. Elle avait eu un autre nom, mais il serait perdu en route, au fur et à mesure qu'elle escortait au cimetière les membres de sa famille et, à chaque fois, il se perdait un peu plus. Voilà qu'ils étaient tous partis piquer des poireaux à Saint-Nic, façon de dire qu'ils étaient morts jusqu'au dernier.
Maintenant, la femme restait seule dans sa maison avec sa vache et son tricot. La vache lui tenait chaud, n'étant séparée d'elle que par une cloison à mi-hauteur.
Le tricot lui servait à venir à bout de ses journées, rien de plus. Elle n'en tirait ni bas, ni gilet, ni châle, ni écharpe, rien que des choses informes à défaire aussitôt avant de les recommencer. Jamais elle n'ouvrait la bouche la première. Quand on lui adressait la parole, elle faisait toujours la même réponse : "Ni rien".
"Le temps est beau, n'est-ce pas!
- Ni rien.
Vous allez au bourg ?
- Ni rien."
Si elle avait d'autres ni dans la tête, personne n'en a jamais rien su. Mais ce Ni lui était resté. Son nom de baptême était Marie-Josèphe et ses parents s'appelaient Sauveur. Si je vous le dis, c'est parce que c'est marqué sur le registre de la mairie.
Le chemin creux qui menait à sa maison était bordé de deux grands talus sur lesquels se dressaient à la file, de place en place, des têtards de chêne. Chaque année, à la fin de l'hiver, Ni déracinait l'un deux pour le mettre à sécher dans l'appentis.
La nuit de Noël venue, elle le faisait rouler dans le foyer, sur une couche de bois menu et d'aiguilles de pin. Elle y mettait le feu mais se gardait bien de laisser le morceau de chêne brûler trop longtemps.
La souche de Noël, en vérité, passait pour éloigner la foudre. On la choisissait de bonne taille pour pouvoir la garder tout au long de l'année. Chaque fois qu'éclatait un orage, on s'empressait de la rallumer et l'on était sûr d'éviter tout mal. Et maintenant, vous savez à quel propos cette Ni avait le cœur faible : elle redoutait beaucoup le feu du ciel.
Or, une veille de Noël, la femme se trouvait dans son champ avec sa vache et son tricot. II était à peine 4 heures de l'après-midi. Soudain, la nuit tomba autour d'elle, ses aiguilles jetèrent des éclairs bleus.
Et Ni de laisser choir son tricot dans l'herbe, d'arracher le pieu qui attachait sa vache au pré, d'enrouler la corde et de chasser la pauvre bête vers la maison à force de clameurs.
Un éclair fendit le ciel sur la gauche. La femme se boucha les oreilles avec les poings. Mais le bruit du tonnerre la traversa de pied en cap. Heureusement, elle n'était pas loin de sa maison. Elle y poussa sa vache et courut au foyer. Elle avait disposé d'avance, pour la nuit à venir, la souche de Noël sur un lit de petit bois.
Ni se hâta de frotter une allumette, mais le petit bois refusa de prendre feu. Il avait plu le matin et, en raison de la direction des vents, la cheminée avait pris de l'eau.
L'orage se déchaîna, épouvantable. La maison tremblait d'un bout à l'autre sous les coups de tonnerre. Ni avait beau arranger le bois de son mieux, présenter ses allumettes de tous les côtés, rien à faire pour enflammer la souche de Noël.
Soudain, la foudre s'abattit sur la cheminée. Le pignon de la maison se trouva fendu de haut en bas par une lézarde aussi large qu'une main, si bien qu'on voyait, à travers elle, fumer le verger comme l'enfer.
Quelque part, un chien aboyait à la mort. La tête perdue, Ni s'efforçait toujours d'allumer le feu. A la fin, la flamme pris dans le petit bois et se mit à lécher la souche. Et alors, croyez-moi si vous voulez, la lézarde se referma bellement et l'orage tomba jusqu'à rien.
Pour une fois, Ni trouva bon de parler pour conter le miracle. Après quoi, elle devint aussi avare qu'avant de ses paroles. Mais elle avait changé sa réponse :
"Il fait beau, n'est-ce pas ?
– Ni le tonnerre.
Vous allez au bourg ?
- Ni le tonnerre."
Ni Le Tonnerre, voilà le nom qui lui resta jusqu'à la fin.
Pierre Jakez Hélias
(Les autres et les miens)