Cambodge : la Voie Royale
"La Voie Royale", est un livre écrit par André Malraux qui relate sous forme d'aventure son expérience de chercheur de temples au Cambodge. Un livre, parmi d'autres, qui me faisait rêver de voyages vers ces pays lointains. Il paraît qu'il faut avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue. Aujourd'hui, nous partons "sur les traces" de Malraux, extraits :
La forêt s'était refermée sur cet espoir abandonné. Depuis des jours, la caravane n'avait rencontré que des ruines sans importance ; vivante et morte comme le lit d'un fleuve, la Voie Royale ne menait plus qu'aux vestiges que laissent derrière elles, tels des ossements, les migrations et les armées…
La nuit et le jour, la nuit et le jour ; enfin un dernier village grelottant de paludisme, perdu dans l'universelle dégradation des choses sous le soleil invisible. Quelquefois, de plus en plus proches, les montagnes…
Enfin, ils atteignirent un mur.
Le regard de Claude commençait à s'habituer à la forêt ; assez près pour distinguer les mille-pattes qui parcouraient la pierre, il vit que ce guide, plus ingénieux que les précédents, les avait conduits à un affaiblissement qui ne pouvait marquer que la place de l'ancienne entrée…
Perken indiqua une direction : là, la masse des roseaux était moins dense : "les dalles". Elles conduisaient certainement au sanctuaire. Les conducteurs se mirent à l'ouvrage. Dans un bruit de papier froissé, les roseaux tranchés tombaient à droite et à gauche avec mollesse… Le guide le toucha doucement pour attirer son attention : après la chute d'une dernière touffe, protégés par des pierres, rayés par quelques roseaux restés debout, les blocs qui formaient la porte se distinguaient…
Des pierres, des pierres, quelques-unes à plat, presque toutes un angle en l'air : un chantier envahi par la brousse. Des pans de mur de grès violet, les uns sculptés, les autres nus, d'où partaient des fougères ; certains portaient la patine rouge du feu.
Devant lui, des bas-reliefs de haute époque, très indianisés, mais très beaux, entouraient d'anciennes ouvertures à demi cachées sous un rempart de pierres éboulées… Au-dessus, trois tours démolies jusqu'à deux mètres du sol, leurs trois tronçons sortant d'un éboulement si total que la végétation naine seule s'y développait…
Il semblerait que la tour principale se fût écroulée tout entière d'un seul côté, car trois de ses murs étaient restés debout, à l'extrémité du gros amoncellement.
Entre eux, le sol avait jadis été profondément creusé : les indigènes chercheurs de trésors étaient venus, après les incendiaires siamois…
Plus les bas-reliefs montraient leurs formes ravagées, plus s'imposait de nouveau à Claude la certitude que, seules, les pierres qui formaient l'un des pans restés debout du temple principal pourraient être emportées…
Sculptées sur les deux côtés, les pierres d'angle figuraient deux danseuses : le motif était sculpté sur trois pierres superposées. Celle du sommet, sous une poussée assez forte, tomberait sans doute.
- Combien ça vaut-il, à votre avis ? demanda Perken.
- Les deux danseuses ?
- Oui.
- Difficile à savoir ; en tout cas, plus de cinq cent mille francs.
Déjà Claude faisait dégager le sol afin que la pierre ne se brisât pas en rencontrant une autre. Pendant que les hommes maniaient les blocs, il la regardait : sur l'une des têtes, dont les lèvres souriaient comme le font d'ordinaire celles des statues khmères, une mousse très fine s'étendait, d'un gris bleu, semblable au duvet des pêches d'Europe. Trois hommes la poussèrent de l'épaule, en mesure : elle bascula, tomba sur sa tranche et s'enfonça assez profondément pour rester droite…
Mais la seconde pierre, dont la face supérieure apparaissait maintenant, n'était pas posée comme la première ; elle était encastré dans le mur encore debout, prise entre deux blocs de plusieurs tonnes… Il fallait donc couper ou casser cette pierre pour séparer la partie sculptée de la partie brute encastrée dans le mur…
Cette pierre était là, opiniâtre, être vivant, passif et capable de refus… De rage, il cogna sur la pierre de toute sa force ; le marteau rebondit plusieurs fois avec un bruit ridicule dans le silence ; le pied-de-biche poli qui le terminait brilla en traversant un rayon de soleil… Un morceau de plusieurs centimètres de long sauta… Il recommença à frapper… Sous chaque coup, une large écaille sautait…
Soudain, un vide : tout repris vie, retomba à sa place comme si ce qui entourait Claude se fût écroulé sur lui : il resta immobile, atterré : les deux pattes du pied-de-biche venaient de casser…
Perken venait de se courber devant l'angle du mur.
- Attention : la pierre que nous attaquons est seule encastrée. Voyez celle du dessous : elle n'est que posée comme l'était celle du dessus : il faut d'abord la dégager.
Claude appela deux des Cambodgiens et tira de toute sa force la pierre du dessous, tandis qu'ils la poussaient. En vain : la terre, et sans doute, des petits végétaux, la retenaient. Il savait que les temples khmers n'ont pas de fondations ; il fit aussitôt creuser une petite tranchée autour d'elle, puis au-dessous, pour la dégager… Enfin, Perken et lui purent extraire la pierre.
Ils possédaient maintenant les têtes et les pieds des danseuses. Les corps restaient seuls sur la seconde pierre dégagée.
Perken pris la masse et recommença à frapper sur la pierre supérieure. Il avait espéré qu'elle cèderait au premier coup, mais il n'en était rien, et il continuait à frapper, mécaniquement, repris par la fureur…
Soudain – différence de son sur le coup - sa respiration se suspendit : la cassure ! Le soleil scintillait sur elle : la partie sculptée portant, elle aussi, sa cassure nette, gisait dans l'herbe comme une tête tranchée.
En face de cette pierre tombée, la cassure en l'air, un accord soudain s'établissait entre la forêt, le temple et lui-même. Il imagina les trois pierres, superposées : deux danseuses parmi les plus pures qu'il connût.
Il fallait maintenant les charger sur les charrettes…
André Malraux (novembre 1901/novembre1976) :
André Malraux arrive à Angkor en octobre 1923, accompagné de sa femme et d'un ami. A la mi-décembre, ils arrachent sept statues de pierre au Temple de Banteay Srei, qu'ils emballent et emportent pour les revendre à un collectionneur.
Arrivés à Phnom-Penh, le 23 décembre 1923, ils sont arrêtés et assignés à résidence. André Malraux est condamné, le 28 octobre 1924, à trois ans de prison ferme et son ami à un an et demi. Clara, sa femme, est acquittée. Elle repart pour Paris et mobilise en faveur de son mari les intellectuels de l'époque.
En appel, la peine de Malraux est réduite à un an et 8 mois avec sursis et il rentre en France en novembre 1924.
En 1930, il publie La Voie royale (prix Interallié), un roman d’aventures largement inspiré par ces événements.
Ci-dessous, le temple "découvert" par Malraux, reconstruit par anastylose :
Il a été Ministre d’État, chargé des Affaires culturelles de juillet 1959 à juin 1969.