Angkor : le Bayon, la forêt de pierre
"Le Bayon, c'est la cathédrale, cathédrale écrasante, sans nef, sans ogives et sans flèche.
Et, soudain, c'est le Bayon, émouvant comme une cathédrale, masse pyramidale où plus de quarante tourelles dressent leurs quatre visages coiffés du diadème.
Je vais désormais les retrouver partout, ces indéchiffrables visages ‑ Brahma disait-on autrefois ; Civa, prétend-on aujourd'hui ‑ ces visages au sourire d'énigme qu'on reconnaît aussi bien sur les faces des tours, hauts alors comme deux hommes, que sur les pierres rongées qu'on ramasse dans l'herbe, pas plus grosses que le poing". (Roland Dorgelès, la route mandarine, 1925)
Le quatrième grand règne de l'Empire khmer, celui de Jayavarman VII (1181 à 1219 environ), est le dernier des grands règnes khmers, peut-être le plus grand de tous.
Hôpitaux, gîtes d'étapes, baray de Práh Khan, sont les fondations du début du règne. Ensuite, tout au début de la seconde partie du règne, viennent la construction des "temples aux ancêtres" avec le Ta Prohm dédié à sa mère, et le Preah Khan dédié à son père. Il y a chez Jayavarman VII un goût effréné de constructions.
Les nouvelles conceptions religieuses de Jayavarman VII semblent se manifester seulement par la suite. Son "temple d'état", le Bayon, est un véritable panthéon qui accueille les images des différents dieux alors vénérés dans l'Empire Khmer.
Le Bayon, tout en étant «temple-montagne», n'a plus exactement la forme extérieure de la «pyramide à degrés» ; la divinité du sanctuaire central n'est plus un linga mais un Bouddha assis sur le naga qui abrite sa méditation.
Ce qui caractérise ce monument, ce sont ses tours à visages (54 tours avec 216 visages à grande échelle), et ses bas-reliefs des 2e et 3e enceintes.
Les statues qui y sont honorées s'appliquent à des humains qui ne sont pas tous morts et qui ne sont pas tous royaux. Les têtes de Bodhisattva (terme sanskrit qui désigne celui qui a formé le vœu de suivre le chemin indiqué par le Bouddha, pour aider d'abord les autres êtres sensibles à s'éveiller tout en progressant lui-même vers son propre éveil définitif) irradient, vers les quatre points cardinaux, le sourire khmer de compassion royale.
Ce Temple n'est pas entouré comme les autres monuments d'une véritable enceinte, mais celle-ci est constituée par le haut mur qui entoure Angkor Thom, avec ses quatre portes monumentales situées exactement sur les deux grands axes du Bayon.
Le Bayon, «temple-montagne» par excellence, situé au centre géométrique de la ville (points rouges sur le plan ci-dessus, le temple tout en bas est Angkor Vat), est le centre du royaume : un «panthéon» qui réunit les divinités locales de toutes les régions du royaume.
Le Temple se compose de trois terrasses :
La première supporte la 3e enceinte qui constitue une galerie où des bas-reliefs.
Les bas-reliefs du Bayon se déploient sur 1,2 km et comptent plus de 11 000 personnages. Les sculptures qui couvrent le mur extérieur du premier niveau dépeignent les scènes de la vie quotidienne au XIIè siècle et le rappel de la victoire de Jayavarman VII sur les Chams à la bataille navale du lac Tonle Sap.
Une cour périphérique entoure la seconde terrasse bordée par une nouvelle galerie aux murs sculptés.
La troisième terrasse est en forme de croix grecque. Ses galeries limitent la 1ère enceinte. Le centre de la croix supporte l'imposante tour centrale.
Le sanctuaire central a pratiquement la forme d'un cercle de près de 20 m de diamètre. Le centre du sanctuaire est constitué d'une cella ronde de 4 m de diamètre, ouverte à l'est et à l'ouest, entourée d'un couloir circulaire.
En 1933, à la suite d'une fouille effectuée au centre de la cella du sanctuaire central, on a retrouvé, à 14 m de profondeur, les restes brisés d'une grande statue de pierre de 3,60 m de haut. Il s'agirait de la représentation, en Bouddha Roi, de Jayavarman VII, le constructeur du Bayon, assis, jambes repliées sur le corps lové du naga.
En italique ci-dessous, extraits du "pèlerin d'Angkor" de Pierre Loti.
"Tout de même, avant de m'éloigner, je lève la tête vers ces tours qui me surplombent, noyées de verdures, ‑ et je frémis tout à coup d'une peur inconnue en apercevant un grand sourire figé qui tombe d'en haut sur moi... et puis un autre sourire encore, là-bas sur un autre pan de muraille,... et puis trois, et puis cinq, et puis dix; il y en a partout, et j'étais surveillé de toutes parts... les «tours à quatre visages». Je les avais oubliées, bien qu'on m'en eût averti...
Ils ont des proportions tellement surhumaines, ces masques sculptés en l'air, qu'il faut un moment pour les comprendre; ils sourient sous leurs grands nez plats et gardent les paupières mi-closes, avec je ne sais quelle féminité caduque ; on dirait de vieilles dames discrètement narquoises.
Images des dieux qu'adorèrent, dans les temps abolis, ces hommes dont on ne sait plus l'histoire ; images auxquelles, depuis des siècles, ni le lent travail de la forêt, ni les lourdes pluies dissolvantes n'ont pu enlever l'expression, l'ironique bonhomie, plus inquiétante encore que le rictus des monstres de la Chine".
Sources (pour partie) : Philippe Stern (Diversité et rythme des fondations royales khmères)
Bruno Dagens : Angkor, la forêt de pierre
Philippe Stern : Il fut conservateur en chef du Musée Guimet à Paris, est surtout connu comme historien des arts de l'Inde et de l'Asie du Sud-Est. Il a sinon créé, du moins perfectionné la méthode qui consiste à suivre l'évolution, à travers la vie d'un art, de motifs spécialement choisis pour en découvrir la chronologie jusque-là inconnue. Il a fait de cette méthode un outil sûr qui a permis en particulier de redresser la chronologie erronée de l'art khmer, d'établir la chronologie de l'art cham de l'Annam ancien, de préciser la chronologie des temples hypogées de l'Inde classique et celles des nombreuses fondations du dernier grand roi Khmer, Jayavarman VII.