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Un conte breton pour Noël

Jean Yves

Un conte breton de Pierre Jakez Hélias pour les fêtes de Noël : une petite leçon de morale sur le respect entre patrons et employés, une chose bien souvent oubliée par ceux qui bénéficient de parachutes dorés.

 

 

LE PANTALON A SARCLER

 

Une nouvelle navrante est arrivée à Kernvin : le vieux maître est mort à Paris, mort entre les mains des plus grands médecins du monde. Trop de sel dans son urine, paraît‑il. Mais surtout quatre‑vingts ans dans la carcasse. A cet âge, un organe ou l'autre tourne mal, et c'est assez souvent la "boutique à eau". Le maître savait qu'il en était à son dernier sillon.

 

 

F 01

 

 

Six mois auparavant, il avait assuré à Vincent Penven qu'il n'attraperait pas le mois "de la paille blanche" (1) et il a rejoint les Trépassés le jour de la fête de Marie, à la Mi‑Août. S'il avait été un pauvre homme, on lui aurait permis de mourir dans sa maison, au milieu de ses champs et de ses pommiers. Il aurait entendu le bruit de la mer sur les galets pendant son agonie, puisque le vent était fixé au sud‑ouest.

 

 

F 02

 

 

Mais un maître de manoir devait payer de grands médecins pour veiller sur son dernier souffle à la place du suroît sauvage. C'est cela, la richesse. Maintenant, il est mort et enterré à Paris. Son fils est là-bas, parmi les gros bonnets. Quelque jour, peut‑être, on ramènera le corps à Kernivin. Ce serait une bonne action. Et Jean Plouhinec pourrait chanter les Grâces sur les reliques, Jean Plouhinec qui sait si bien converser avec le Seigneur Dieu, tant en latin qu'en breton. Ainsi soit‑il !

 

 

F 03

 

 

Vincent Penven est journalier sur les terres de Kernivin. Son père l'était avant lui et tous les Penven de mémoire d'homme. Vincent n'a jamais reçu de loi que du vieux maître. Depuis cinquante ans, il lui est soumis. Soumis pour le travail, son égal pour le reste et maître, lui aussi, dans sa propre maison. Ils ont vécu en bons voisins depuis toujours, le riche faisant bien attention de ne pas offenser le pauvre, celui‑ci se tenant à son rang sans penser à monter sur ses sabots.

 

 

F 04

 

 

Le maître venait assez souvent manger la bouillie d'avoine dans la chaumière de Vincent, chaque fois qu'il était prié d'y venir, et il apportait sa cuillère de bois dans sa manche. Le journalier s'asseyait aussi souvent à la table du maître et il coupait sa tranche de lard salé avec son propre couteau. Du reste, le pauvre était "rouge", c'est‑à‑dire républicain, le riche était "blanc" et partisan de quelque roi, bien que l'un de ses ancêtres roturiers eût fait croître son apanage aux dépens de la noblesse en exil, autrefois, au temps de la Grande Révolution.

 

 

F 05

 

 

Ce n'était nullement de la politique, mais un état obligé. Ils étaient "rouge" et "blanc" comme on est brun ou blond. Qu'y‑a‑t‑il à y faire et pourquoi se regarder d'un œil torve ? Vincent et le maître avaient le regard droit à cause d'un respect réciproque.

 

 

F 06

 

 

Et maintenant, le vieux est mort, le manoir est tombé à son fils. Qu'est‑ce que ce fils‑là, qui a quitté le pays il y a trente ans et qui n'a pas été souvent revu dans les parages ? C'est un homme instruit, peut‑être a‑t‑il la tête enflée ! C'est un bourgeois, peut‑être ne connaît‑il pas la civilité des campagnes ! Pis encore, peut‑être l'a‑t‑il désapprise !

 

 

F 07

 

 

Aujourd'hui, le nouveau maître est arrivé. On a porté la nouvelle à Vincent. Le journalier prend le chemin du manoir, le visage sombre. Toute sa famille est sur son seuil, pleine d'appréhension, et le regarde s'en aller. Ils savent que le père est fait de bois debout et qu'il ne saurait plier.

 

 

F 08

 

 

Si le jeune propriétaire ne lui plaît pas, s'il en reçoit quelque offense, en paroles ou en actes, il faudra charger les meubles sur la charrette à la Saint‑Michel et s'en aller chercher une autre tanière, loin de Kernivin.

 

 

F 09

 

 

Vincent a revêtu son pantalon à sarcler, celui du travail quotidien, sans couleur, sans forme, sept fois rapiécé. Sur le dos, une chemise bleue qui a gardé la sueur acide des jours de moisson. Pareil au bonhomme Misère, le ménager porte sous l'aisselle un sac de chanvre qui ne semble pas peser très lourd. Marchant sur le cuir de ses pieds, le voilà qui remonte l'avenue qui conduit au manoir.

 

 

F 10

 

 

Arrivé devant le perron, Vincent tousse fortement, trois ou quatre fois. La porte s'ouvre, le maître s'avance sur le seuil.

C'est un homme de haute taille, jeune et élégant, mais déjà gris de cheveux. Il ne ressemble pas au vieux monsieur. A la dame plutôt, morte en le mettant au monde.

 

 

F 11

 

 

Il sourit : "Entrez donc, Vincent Penven, s'il vous plaît ! " Vincent se racle la gorge : "Je suis un trop pauvre diable, maître de Kernivin, pour aller dans votre grande salle avec mes haillons et mes pieds salis". Le jeune monsieur descend le perron jusqu'au journalier.

 

 

F 12

 

 

Il ne sourit plus : "Vincent Penven, dit‑il, a le droit d'entrer dans la salle de Kernivin chaque fois qu'il le désire et dans l'état où il se trouve, même s'il vient de charrier du fumier". Vincent se laisse aller à soupirer longuement. Les larmes lui montent aux yeux. Sans un mot, il déboutonne son pantalon à sarcler et le fait tomber à terre.

Dessous, il porte son pantalon du dimanche, un beau pantalon à rayures.

 

 

F 13

 

 

Ensuite, il tire du sac de chanvre une chemise blanche, un veston de drap neuf et une paire de souliers de cuir. Devant le perron de Kernivin et en face du maître étonné, voilà le paysan qui se met sur son trente et un.

 

F 14

 

 

"Ce n'était pas la peine", dit le maître.

Vincent bombe la poitrine et redresse la tête :

"Si, maître, cela vaut la peine. Puisqu'on me fait honneur, je fais honneur aussi ".

 

 

F 15

 

 

Et le journalier, abandonnant sur la cour la dépouille du pauvre homme, gravit le perron de Kemivin avec son maître, épaule contre épaule. Son corps entier frémissait d'allégresse, malgré le bouton de la chemise neuve qui était un peu serré.

 

(1) "Gwengolo", nom breton du mois de septembre.

 

 

Pierre Jakez Hélias

 

 

F 16

 

 

 

Pierre Jakez Hélias, (17 février 1914 - 13 août 1995)

Il est né et a vécu son enfance à Pouldreuzic en Pays Bigouden, dans une famille d'ouvriers agricoles exclusivement bretonnants. Il apprend le français à l'école et se prend d'affection pour cette langue, sans renier sa langue maternelle. De 1946 jusqu'à sa retraite en 1975, il est professeur agrégé de lettres classiques à l'École Normale de Quimper.

Éloigné des tendances nationalistes bretonnes, il vit avec pragmatisme sa double appartenance culturelle, enseignant le français et écrivant dans les deux langues.

 

 

F 17

 

 

 

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Commentaires
J
J'ai lu avec plaisir ce conte que tu as bien illustré.<br /> Il y a déjà longtemps que j'ai lu le cheval d'orgueil, c'est un livre que j'ai beaucoup aimé.
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D
un bien joli conte , je te souhaite un joyeux Noêl ainsi qu'à ta famille JY ...
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J
Je suis pas tellement enclin a lire après cet accident.....moi aussi je viens d'avoir 80 ans......comme le vieux du conte ....<br /> Belle histoire bretonne<br /> Amicalement<br /> Jean
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U
Avec beaucoup d'humilité les barrières sociales tombées ;)<br /> ~~ bonnes fêtes de noël JY ^Ä^
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L
bonjour Jean Yves, j'ai beaucoup aimé cette légende qui m'a fait monter les larmes aux yeux, car le respect et la fraternité qu'elle explique est émouvante dans notre monde actuel t faut dire aussi<br /> que je suis devenue hyper sensible (lol). Je te souhaite un très bon et joyeux noël entouré de l'amour des tiens
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