Crète : la Civilisation Minoenne selon Jacques Lacarrière
Pour terminer cette série d'articles sur la Crète, et en guise de conclusion, voici un extrait d'un texte tiré du livre "L'été grec" de Jacques Lacarrière(*).
"La Crète moderne est un monde où le deuil est roi, où pendant des siècles, la guerre, la guérilla, la vendetta n'ont cessé de régner.
C'est pourquoi, ma première rencontre avec Cnossos m'apparaît aujourd'hui si essentielle et si fragile : elle fut la découverte d'un temps d'innocence et de joie avant ces longs siècles d'horreur et d'occupation étrangère. Le dernier rêve de bonheur qui prit corps sur le sol crétois.
Car on sent bien ici, en ce monde de la Crète antique qu'un bonheur a été trouvé, construit par des luttes constantes et conscientes contre les forces obscures que symbolisaient peut-être ces taureaux…
… ces serpents que l'on rencontre dans les sculptures, les fresques, les mythes et les rites, forces que les Crétois, loin de les enliser, ont affrontées dans la lumière du jour…
On sent que ce bonheur, cette joie de vivre si manifestes sur les personnages des fresques sont faits de maîtrise et de coexistence dominée entre le monde souterrain et celui du soleil.
Bien sûr, rien de tout cela n'est directement sensible dans les ruines de Cnossos. On n'y voit au premier abord qu'un ensemble de cours, de terrasses, de bâtiments à moitié reconstruits (étranges ruines à mi-chemin de la mémoire et de l'oubli)…
… et un monde de fresques où s'expriment la joie des fêtes, l'ordonnance des rites, toutes les luxuriances réinventées de la nature.
Les jeux l'emportent ici sur la chasse et la guerre, les rires sur le deuil, et l'importance qu'y prennent les femmes, partout présentes dans ces rites, ces fêtes et ces jeux, fait penser à cet autre monde de la douceur de vivre, cette autre civilisation engloutie elle aussi, celle de l'amour courtois et des villes occitanes.
Peut-être n'y a-t-il là que rencontre fortuite ? Comme l'occitane, la civilisation crétoise a disparu, anéantie par les désastres qui n'ont laissé d'elle que ces vestiges enchantés. Mais là, indiscutablement, fut éprouvé, fut pratiqué un art de vivre qui laisse aux yeux – et comme aux lèvres – un goût de paradis perdu.
Le Crétois d'aujourd'hui a-t-il oublié les plantes d'autrefois ? A-t-il à jamais perdu ce regard que ces ancêtres portaient sur le monde vivant, cet attrait pour les poulpes…
… les coquillages, les poissons, les oiseaux, les lys, les papyri, tout cet univers retranscrit, magnifié sur les fresques et les poteries, fait d'ombrelles, d'orbes et d'oves, de tentacules, de méandres, de spirales vivantes, comme un labyrinthe de tiges et de bras où la beauté est prise au piège ?
Ainsi décoré, empreint des messages tourmentés de la vie, chaque vase minoen apparaît comme une main dodue enserrant dans sa paume les rites et les détours secrets que nul n'aperçoit plus.
Je me demande d'ailleurs, en pensant à ces dessins, à ces hymnes de lignes et de formes si tout cela ne fut pas en Crète l'œuvre d'artistes femmes. Idée absurde de prime abord puisque la poterie fut, avant tout, une activité d'hommes. Mais il y a dans cette île une telle présence féminine, un tel parfum de femme qu'on ne peut s'empêcher de pressentir leur influence, leur regard et peut-être leur main dans ces œuvres d'argile."
(*) Jacques Lacarrière est un écrivain français né le 2 décembre 1925 à Limoges et mort le 17 septembre 2005 à Paris. Ses cendres ont été dispersées au large de Spetses (Grèce). Il est connu pour ses récits de voyage, notamment en Grèce.
Il est élève du lycée Pothier d'Orléans puis étudie le droit, les lettres classiques à la Sorbonne et l'hindi à l'Institut national des langues et civilisations orientales. Il obtient les licences de lettres et de droit puis commence une carrière de journaliste, critique et reporter.
En 1950, il passe plusieurs mois en Crète puis au mont Athos. Entre 1952 et 1966, il y retourne régulièrement.
Amoureux du grec ancien et de la mythologie, son essai L’Été grec (1976) lui vaut un succès immense.
En 1991, il reçoit le Grand prix de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre.