Conte de Noël breton
Voici un conte de Noël breton, plus particulièrement du Pays Bigouden, raconté par Pierre Jakez Hélias et illustré par quelques photos prises à la Pointe de Brezellec où chaque année, Monsieur Pennamen construit sa crèche de Noël face à la mer.
(Costumes : photos prises au Musée Bigouden de Pont-L'Abbé, à la fête des Mouettes de Douarnenez et à la fête des Vieux métiers de Pont-Croix).
Les trois chemises de chanvre
Clet Riou était tailleur-brodeur de son métier. Il usait gaillardement sa vie à bâtir, dans le drap de Montauban, les grands habits de noces des riches propriétaires, à les décorer patiemment de fils jaunes, rouges ou verts. Lui-même n'avait jamais eu sur le corps que la toile de chanvre filée par sa femme et tissée par un pauvre bougre de son espèce. Mais bah ! Il n'y avait pas là de quoi aigrir son humeur. Aucune jalousie n'avait trouvé le moyen d'entrer chez lui.
Et comme il aimait les poireaux, c'est-à-dire les compliments, il s'estimait mieux payé de sa peine en écoutant chanter ses louanges dans le canton que par les quelques écus qui défendaient, vaille que vaille, sa famille contre la chienne de misère. Une aiguille, c'est peu de chose pour nourrir dix enfants. Il ne comptait pas sa femme, Marguerite Le Coz. Elle n'avait jamais faim. De temps en temps, Clet Riou lui apportait quelque bon morceau qu'on lui avait donné dans une ferme où il travaillait. Les enfants dévoraient le tout, Marguerite savourait les miettes quand il y en avait. Ce n'était pas souvent.
Avec du pain et ce qu'il faut de poireaux, le brodeur eût été le plus heureux des hommes de la terre s'il n'avait pas eu un ver à le travailler sous l'os du crâne. Ce ver était celui de la vocation. Et la vocation de Clet était d'être chemineau. Il n'y pouvait rien. Il aurait voulu parcourir le monde à la bonne aventure, les paupières levées, les narines ouvertes, la salive toute prête dans la bouche pour bavarder avec les gens. Il enviait les chiffonniers de l'Arrée qui vaguaient par le pays en tirant un cheval par la bride, les merciers ambulants, les rémouleurs, les romanichels à peau noire, même les mendiants de pardons toujours en route avec leur sébile accrochée à la ceinture. Et les marchands de bétail galopant de foire en foire dans leur charrette anglaise, pourquoi non ?
Au lieu de cela, depuis son âge de onze ans, il s'installait avant l'aube, tous les jours que Dieu faisait, sur une couche de paille dans une étable ou une écurie de ferme. Et là, il tirait l'aiguille jusqu'au brun de la nuit sans autre compagnie que celle des animaux et des femmes. Les animaux, on en a vite fait le tour quand ils ne sont pas à vous. Les femmes, c'est agréable pour plaisanter un moment si elles veulent bien. Et puis, elles tiennent la cuisine, ce qui est considérable. Et surtout elles ne sont pas chiches de compliments pour le couturier, les finettes. Mais leur esprit est court quand il s'agit de philosopher.
Les hommes, eux, s'activaient aux champs pendant qu'il croupissait sur la paille. Il ne les rencontrait qu'aux repas. Et là, il devait se défendre contre le grand sarcasme. « Où avez-vous laissé les six autres? ‑ Quels autres? ‑ On sait bien qu'il faut sept tailleurs pour faire un homme (et de rire) ! ‑ Les six autres, répondait Clet, n'ont pas voulu se déranger pour si petite compagnie. Ils prétendent qu'un seul tailleur a plus d'esprit que vous tous. Moi, je ne sais pas. » Là-dessus, les hommes devenaient hargneux. Il fallait parler d'autre chose. Ah ! Il est bien difficile de vivre quand on est à mi-chemin entre les gars et les filles.
Et l'homme au dé, morose, brodait des plumes de paon, des chaînes de vie, des cornes de bélier, des arêtes de poisson pendant des semaines et des semaines en écoutant son ver lui brouter la cervelle. Il rentrait chez lui sous la lune, accompagné par le bruit de ses sabots. Et la lune, croyez-moi, ne lui faisait pas de bien.
Il avait pourtant ses jours de gloire, le Clet Riou. Quand il avait terminé un grand habit, avant d'aller plus loin entreprendre le suivant, il se donnait un peu de bon temps et le ver s'arrêtait dans sa tête pendant tout ce temps-là. Ayant remis à Marguerite Le Coz l'argent de son travail jusqu'au dernier sou, le brodeur partait en vadrouille, rien dans les mains, rien dans les poches. Il comptait sur sa langue pour le nourrir et il n'avait pas tort. Les gens aiment tant écouter les histoires que c'eût été péché de les en priver, les pauvres, ils ont assez de misère avec le reste.
Des histoires, Clet en connaissait une râtelée, les vieilles qu'il avait apprises de son propre père et les nouvelles qu'il trouvait lui-même entre son aiguille et son dé. On accourait d'une lieue pour l'entendre débiter ses contes sous le manteau des cheminées. A sa volonté, il faisait s'ébahir les enfants, pleurer les filles, rire tout le monde, même les hommes, parole d'honneur, bien près d'avouer que cet avorton valait quelquefois sept gaillards de leur trempe. Quand il était parti, on s'étonnait de voir lever derrière lui des graines de sagesse. Quelle revanche ! Et bien sûr il avait les meilleurs morceaux qu'il aidait à descendre avec la meilleure goutte.
Pour ceux qui ne le savent pas, il faut dire qu'un brodeur devait se priver de boire pendant tout le temps qu'il était occupé à sa tâche, sinon la sueur de ses doigts aurait terni le fil. Or, pour amener un grand habit à la perfection, Clet Riou peinait de quarante à soixante jours en s'abreuvant modérément à l'eau de nuits. Mais quand il promenait ses contes d'une cheminée à l'autre, il ne voulait entendre parler que de boissons conséquentes, vous comprenez ce que je dis.
Une fois, il lui arriva de terminer l'habit de mariage d'une riche héritière l'avant-veille de la Noël. Une rude affaire. Le plastron double, les manches à retroussis et tout le reste, y compris le bonnet à cheveux, étaient brodés si juste et si serré qu'il n'aurait pas pu y enfoncer une fois de plus sa plus fine aiguille.
Le chef-d'œuvre de Clet, fait pour durer cent ans et qui dure encore. Aussitôt l'habit exposé dans la maison de l'héritière, on accourut de toutes parts pour l'admirer. L'artiste fut si accablé de compliments qu'il en eut presque assez, je vous le jure.
Mais il était épuisé jusqu'à la moelle. Dans sa tête, le ver menait un train du diable. Au lieu d'attendre la fête de la Nativité chez lui, entouré de Marguerite Le Coz et des dix enfants, il n'y put tenir, il s'enfuit sur la route. Il faisait un froid noir, la neige commençait à tomber. Marguerite fit enfiler à son époux trois chemises de chanvre toutes neuves pour lui tenir chaud et adieu !
A la première auberge de carrefour qu'il rencontra sur sa route, Clet Riou ne put s'empêcher d'entrer quand il vit une demi-douzaine de bêtes attachées aux anneaux de la façade. Il y avait donc du monde à l'intérieur, il pourrait faire aller sa langue à son aise. A peine avait-il mis le pied sur le seuil qu'il fut salué par des clameurs joyeuses. La nouvelle avait déjà couru que l'habit de noces de l'héritière de L... était le plus beau qui fût sorti des mains d'un brodeur.
Notre homme avait mille peines à digérer les compliments. C'était trop de poireaux d'un seul coup. Cela ne se passa pas sans boire. Le tavernier lui-même y alla de sa tournée. Sous peine de vergogne, Clet Riou ne pouvait demeurer en reste. Comme il n'avait pas un rouge liard, il enleva triomphalement sa première chemise et la laissa au gars du comptoir pour régaler son monde comme il faut.
Et le voilà parti, balancé au cul d'une charrette, vers un second carrefour et une seconde auberge où le même jeu recommença, mais sur un ton plus haut. Le gars Clet n'avait jamais eu la langue aussi bien pendue pour décrire en détail tous les motifs qu'il avait brodés sur l'habit de l'héritière. Je crois même qu'il en inventa sur le chaud quelques-uns qui n'y étaient pas. Et les poireaux de pleuvoir sur l'homme sans pareil. Une telle gloire ne peut s'accepter sans largesses. La seconde chemise y passa.
Et ce fut la troisième auberge. Il y en a quatre-vingt-dix-neuf entre la terre et le Paradis, on était encore loin de celle de la mi-route qu'on appelle Bitéklé, mais Clet Riou entendait déjà le chœur des Anges. Il aurait bien voulu chanter avec eux, sa langue ne voulait pas l'aider. Il eut bien du mal à quitter sa dernière chemise.
Le lendemain, la neige n'ayant pas cessé de tomber pendant la nuit, un nommé Joseph Strullu se trouvait à marcher sur la route pour des raisons qui ne regardent que lui. Il vit, dans un fossé, un tas de neige qui lui sembla d'autant plus insolite qu'il était cantonnier de son état. Ayant donné un bon coup de sabot dedans pour savoir, il découvrit une main aux doigts effilés, au pouce en spatule. Sous le tas de neige, il y avait un tailleur. Vivement, Jos Strullu dégagea le corps qui était tout raide. C'était la dépouille du bon homme Clet Riou. Déjà le cantonnier faisait le signe de croix pour commencer une prière quand le corps éternua. Maigrement, chichement, mais c'était un éternuement.
Alors, Jos courut à la première maison qu'il trouva. On vint au fossé avec une charrette à bras, on chargea dedans le corps qui ne pliait plus et au galop rouge vers la maison de Clet. Les dix enfants attendaient le père dans l'angoisse, Marguerite Le Coz tranquillement comme toujours. « Vous savez bien que cet homme-là en vaut sept comme vous », dit sa voix sereine. Elle alluma dans l'âtre un feu d'enfer, elle fit placer son homme sur le banc de la cheminée où il avait si souvent conté les merveilles et elle attendit.
Cependant, le bruit avait couru que Clet Rion, le roi des brodeurs, avait péri de froid dans un fossé parce que des aubergistes sans cœur lui avaient pris ses chemises, le laissant partir à moitié nu sous la nuit de décembre. Ce fut un beau branle-bas dans le pays. Les gens arrivaient de toutes parts, anxieux de savoir si le gars se dégelait ou si le Seigneur Dieu l'avait pris par la main à Bitéklé.
La maison était pleine quand les trois aubergistes se présentèrent au soir, rapportant chacun une chemise de chanvre. On les laissa passer en raison de leur contrition. Marguerite Le Coz n'arrêtait pas de nourrir le feu. Le bois sec finit par manquer. Elle eut recours à du fagot un peu vert qui dégagea une fumée âcre.
Et c'est alors que Clet Riou éternua pour de bon en s'écriant tout de suite après : « Dieu me fasse grandir » Il secoua la tête, il ramassa ses jambes, il se caressa les favoris, il ouvrit les yeux, il vit devant lui les trois aubergistes agenouillés qui lui présentaient les trois chemises. Juste à ce moment, la pendule sonna douze coups.
‑ Les trois mages, dit Clet Riou. Le Christ est né.
Il y eut plus de joie, cette nuit-là, dans ce petit recoin de notre terre à patates, qu'il n'y en eut jamais avant ni depuis.
Pierre Jakez Hélias