Bretagne : pilleurs d'épaves
Ci-dessous un petit texte de Pierre Mac Orlan(*) tiré de son roman "A bord de l'Etoile Matutine". Une petite histoire de pilleurs d'épaves que Mac Orlan appelle "naufrageurs", mais il semble que ses personnages ressemblent davantage à des pilleurs d'épaves qu'à des naufrageurs.
"Mon père exerçait la profession de naufrageur et c'est lui qui m'enseigna les rudiments de son métier. Nous habitions une maisonnette assez simple en forme de crabe, à moitié enfouie dans les roches, au bord de la mer, à l'extrême pointe de la Bretagne.
Notre métier consistait à recueillir les épaves que la mer venait déposer dans un petit golfe dont nous connaissions les courants. Des journées entières, alors que les vagues s'amoncelaient pour annoncer la tempête nourricière, nous regardions l'horizon avec de grandes lunettes marines.
Comme deux araignées au centre de leur toile, nous guettions le navire infortuné que son mauvais destin conduisait vers le récif de Ker-Goez pour se disloquer dans le gouffre mugissant…
Tantôt un tonnelet de rhum roulé par la vague venait s'échouer sur le sable blanc ; c'était encore un canot portant le nom d'un navire anglais, des caisses de biscuits, des vins d'Espagne épais et noirs comme le sang…
Notre intérieur que nulle main de femme n'était venue adoucir depuis la mort de ma mère, s'animait singulièrement les soirs de tempête et de beuverie. Les objets pillés qui le composaient vivaient curieusement pour moi, d'autant plus que mon père, rendu loquace sous l'influence de l'alcool, me contait leur histoire en les désignant un à un avec le tuyau de sa pipe.
Voici ce buffet, un beau buffet, on ne ferait plus ça de nos jours. Il vient d'un brick "péri" sur la côte des Glénans;
Ce beau coffre sculpté ? Mais je l'ai trouvé avec toi, l'année dernière, devant l'île aux Mouettes. Tu te rappelles le temps qu'il faisait ? La goélette qui nous l'offrit dansait sur l'eau comme un bouchon noir. Quel temps ! La côte n'aime pas les navires qui ne sont pas du pays. Malheur à l'Anglais !
Et ça ? dis-je en désignant un misérable berceau d'osier qui servait de niche à notre chienne Diane.
Ça ? C'était en 1693. J'ai trouvé l'objet à côté du trou aux crevettes. Encore une goélette qui n'était du pays ! Je dois dire que j'ai trouvé le même jour un tonneau de vin sucré.
Un soir de tempête, mon père, fortement excité par le rhum qu'il avait bu, se frottait les mains l'une contre l'autre dans un geste familier par quoi il exprimait son contentement :
"Quel beau métier, mon fils ! Je n'ai même pas besoin de tendre mes filets. La Providence pourvoit à tout. Elle a soin de ses enfants. J'ai vu à six heures un grand trois-mâts avec toutes ses voiles dehors…J'ai idée qu'il a dû serrer de la toile à l'heure qu'il est…"
Le vent gémissait sur la lande et j'écoutais mon père. Soudain on frappa à la porte deux coups décidés. Mon père bondit : "C'est la maréchaussée !" Il hésita : "va ouvrir" ordonna-t-il de sa voix calme.
Il cacha la bouteille de rhum et, peu rassuré, j'ouvris la porte. Le vent s'engouffra dans la pièce où pénétra brutalement une odeur d'iode, d'algues, de poisson frais, et un je ne sais quoi de sucré qui sentait la mort.
Alors un homme vêtu comme un matelot entra avec la mauvaise odeur. Il était grand et sa chair décomposée était celle d'un mort qui a longtemps séjourné dans l'eau, car son ventre extraordinairement gonflé lui donnait une silhouette burlesque et terrifiante.
Il referma la porte derrière lui et montra son visage rongé aux gencives dénudées, promena ses yeux morts autour de lui, comme quelqu'un qui cherche un objet dont il ne se rappelle plus très bien la place.
"Je suis Hans Corck, dit l'homme d'une voix étonnamment faible. Et je viens chercher mon coffre. Il est marqué au fer rouge et à mon nom.
Je suis Hans, contremaître à bord du Walrus, et je veux mon coffre, celui que vous m'avez volé. A l'heure qu'il est, je navigue sur le Hollandais-Volant."
Le mort prit le coffre dans ses bras rongés par les poissons, et en se heurtant dans les chambranles, il sortit. Le vent l'emporta.
"Il faut fermer la porte" dit mon père d'une voix gémissante.
Et furieusement, tous les deux nous nous barricadâmes, en poussant tous les meubles contre les fenêtres et la porte closes. Puis mon père se servit du rhum, m'en fit boire et, sans parler, nous attendîmes.
Toute la nuit, les morts vinrent frapper à nos fenêtres dont les contrevents claquaient. Nous entendîmes leurs voix naturelles qui réclamaient leurs biens. L'un voulait sa gourde, l'autre son chapeau, et tous déclinaient leur nom et celui de leur bâtiment.
A l'aube, le calme revint dans le ciel, sur l'eau et sur la terre. Mon père poussa un grand soupir, et se levant, prit son chapeau.
Nous déblayâmes la porte et nous sortîmes. Le ciel et la mer se confondaient. Au loin, il nous sembla distinguer la haute voilure d'un vaisseau de ligne.
"J'aurais dû apporter une longue-vue, dit le père, car voici un navire…"
Il ne put achever : au loin derrière les vagues, nous entendîmes avec horreur la voix d'un petit enfant qui pleurait. Alors, mon père, les mains à ses oreilles, se précipita vers notre demeure ; il en revint bientôt avec le berceau d'osier qu'il jeta à la mer.
Et, bien que nous tendîmes tous deux une oreille anxieuse, nous n'entendîmes plus rien".
Pierre Mac Orlan
"A bord de l'Etoile Matutine"
(*) Pierre Mac Orlan, né Pierre Dumarchey, à Péronne le 26 février 1882 et mort à Saint-Cyr-sur-Morin le 27 juin 1970, est un écrivain français, créateur d'une œuvre imposante : romans, chansons, poésies.
Photo Mac Orlan (source Wikipédia) :
Pierre Mac Orlan expliqua qu'il avait choisi ce nom en hommage à une grand-mère écossaise, mais l'hypothèse la plus plausible est que ce pseudonyme avait été forgé à partir du nom d'Orléans, où le jeune homme fit ses études secondaires.
Mobilisé le 2 août 1914, il fut blessé le 14 septembre 1916, près de Péronne, à quelques kilomètres de son lieu de naissance.
Étendu dans un fossé, il doit d'avoir la vie sauve à un "Joyeux", autrement dit à l'une de ces fortes têtes qui composent les bataillons d'Afrique. Mac Orlan sera éternellement reconnaissant à ces soldats des sections de discipline. Il retourne à la vie civile décoré de la Croix de guerre.
En 1950, Pierre Mac Orlan est élu, à l'unanimité, membre de l'Académie Goncourt.
Parmi ses œuvres on peut citer :
La Bandera, adapté et réalisé par Julien Duvivier,
Le Quai des brumes, réalisé par Marcel Carné, scénario de Jacques Prévert, met en vedette Jean Gabin, Michel Simon, Michèle Morgan et Pierre Brasseur. C'est un classique du cinéma français, notamment pour sa célèbre réplique "T'as d'beaux yeux, tu sais !", dite par Jean Gabin.
Le chant de l'équipage…
Le bateau en photo est "La Recouvrance", dont voici l'adresse du site :
http://www.larecouvrance.com/le-bateau/presentation/
Une autre histoire de pilleurs d'épaves : http://0z.fr/5weZt
Vidéo "tempête en Bretagne" :
http://www.youtube.com/watch?v=m2LeNBY_5gk