La fin du voyage
Ils ont parcouru toutes les mers et tous les océans, affronté les coups de vent et les tempêtes, navigué sur des mers aussi calmes que des lacs, connu d'autres ports et d'autres rivages. Ils sont revenus au port, glorieux, les cales pleines de poissons, ou malheureux, les cales vides. Dans les yeux de leurs équipages, il y avait le rêve et l'aventure.
Aujourd'hui, on les brûle pour cause de surpêche ou on les désosse pour cause de pollution. Au mieux, (ou au pire), on les expose dans les ronds-points.
Ceux-ci ont échappé à la malédiction des temps modernes et finissent paisiblement leurs jours dans un arrière-port (ci-dessus au Guilvinec) ou dans une ria (ci-dessous dans la rivière du Goyen à Audierne). Ils conservent encore le pouvoir de nous faire rêver à leurs lointains voyages.
"Il ne faut pas toucher à la carcasse d'une barque dont la mer s'est nourrie comme d'un fruit de choix avant d'en recracher l'écale trop dure. Passez au large de la carène morte au lit mort du sable, débris d'anatomie sèche, flancs rompus et disjoints qui élèvent au ciel, à lignes tragiques, la face même du naufrage. On doit laisser la vague après la vague avaler ce reste et le ramener, pièce à pièce, au port secret des côtes sous-marines où le feu maître du navire attend son bien.
Dans les profondeurs de la mer, sous la muraille de l'eau vivante, il est un havre de grâce ; et le pêcheur, boussole perdue, barque éventrée sur la dent du récif, quand il coule au fond, docile au jeu des courants et les yeux ouverts, regarde se lever l'image d'un grand port dans les profondeurs de la mer.
Et il coule toujours vers la ville inférieure qui lui lance l'appel de ses cloches confuses. Il navigue nonchalamment comme un grand poisson souple, ses cheveux de goémon noir palpitant à l'entour de son front. Il éveille son visage mort à la caresse d'une lumière inconnue qui monte des abîmes, et il coule toujours.
Plus vivant que jamais, le voilà debout sur le musoir d'un port de pêche : blancheur laiteuse de la chaux sur les maison basses, rumeur assourdie des mots bretons dans une foule de rudes hommes tout à fait pareils aux pêcheurs de sa race. Mais pas d'oiseaux criards, pas de femmes sur les seuils à jouer au crochet, ni autour des filets bleus ou bruns que les gars ramendent assis, genoux ouverts, plus vivants que jamais.
Tous les marins du port fantôme sont les noyés des naufrages armoricains qui s'affairent à calfater les esquifs démembrés de leur dernière navigation mortelle. Et certains attendent toujours que revienne vers eux le "grand débris" du chalutier, du malamok, de la pinasse, échoué en grève sous le ciel, pour y remettre le gréement, et pour que trouve embarquement chaque marin du port fantôme.
Quand viendra le jour, on ne sait quand, la voile mise au haut du mât, le gouvernail fermement tenu aux mains des anciens pilotes, toutes ces étraves tiendront le cap vers l'Ouest, où le corps-mort les attend au bassin d'une île verte. Et c'est là qu'elles seront enfin désarmées, une fois pour toute et à jamais, quand viendra le jour.
Il faut laisser les grandes épaves retourner au rendez-vous."
Pierre Jakez Hélias
L'île des morts marins