Légende bretonne : La ville d'Ys
1 - La submersion d’Is
Quand la grande marée de mars, qu'on appelle marée de Saint-Guénolé, se produit précisément le vendredi de la Croix, la mer de Douarnenez déchale si loin qu'elle met au jour, sans mentir, les décombres d'une ville immense, des palais en ruines, des murs effondrés et les restes des chaussées de pierres jointes qui conduisaient à l'île de Sein, à Carhaix et ailleurs encore.
Cette ville engloutie, soeur d'Occismor, de Tollente, de Lexobie et d'Herbadilla, cette ville avait nom Is, la Basse. Elle s'étendait sur neuf lieues, ceinturée d'épais remparts, et ses portes occidentales étaient des écluses d'airain.
Peut-être était-elle déjà une île quand elle fut édifiée au sable des eaux vivantes et donna-t-elle son nom à Douarnenez qui veut dire, en breton, la Terre de l'Ile. Allez savoir ! ...
En ce temps-là, le roi Gradlon régnait sur la Cornouaille. Vieilli et rassasié de gloire guerrière, il avait établi en maître, dans sa capitale de Kemper, le saint homme Corentin. Lui-même s'était retiré dans Is, près de sa fille unique, Ahès-Dahut, en laquelle il avait mis toutes ses complaisances.
On ne sait si la ville d'Is était le précieux cadeau que le roi voulut faire à sa fille ou si Ahès-Dahut la fit surgir en une nuit par l'opération des mauvais esprits. Car les sept péchés menaient sa cour dissolue. Les jours et les nuits passaient en liesse et ripaille. Tous les soirs, la princesse prenait un nouvel amant dont le corps, au matin blême, était jeté dans l'enfer de Plogoff.
En vain saint Guénolé se déchaînait-il en sermons enflammés par les carrefours il ne récoltait que dérision. En vain adjurait-il le vieux roi, Gradlon n'était plus que faiblesse. Is courait à sa perte, dans le bruit incessant des tambours de fête.
Un soir, un prince étrange à l'œil de feu, tout vêtu d'écarlate et venu on ne sait d'où, se rendit maître de la princesse en lui révélant, dit-on, les secrets de vices inconnus :
- Belle, si vous m'aimez, donnez‑moi de votre amour d'assurés témoignages.
- Quels témoignages, mon cher seigneur, vous donnerais-je encore que je ne vous aie déjà donnés ?
- La clé des écluses !
- C'est la clé de royauté, confiée à Gradlon seul, par les esprits de la mer. Elle ne quitte pas le col de mon père.
- Votre père est vieux. Il dort. Et vous avez la main si douce. »
Voilà Dahut qui dérobe la clé. Voilà le prince Rouge qui largue les écluses. Voilà la mer qui tombe sur Is comme une bête. Elle déferle au galop dans les rues, abat les maisons à gifles énormes, brise les genoux dans leur fuite, étouffe les cris d'horreur dans les bouches béantes.
Sur son cheval marin, Morvarc'h, le vieux Gradlon chevauche durement dans les vagues, aux côtés de Saint Guénolé. Il tâche de regagner la grande terre. Mais le cheval peine dans la tourmente sous un poids qui alourdit sa croupe:
- Gradlon, jette à l'eau la sale bête qui s'accroche à toi!
- Mais c'est ma fille, Guénolé. Je ne saurais la laisser.
- Toi seul sera sauvé, toi seul !
Gradlon, en larmes, se libère des bras de sa fille. Elle tombe à l'eau, dans un hurlement terrible.
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Morvarc'h, allégé, gagne sur la vague et prend pied en terre ferme. La mer s'apaise. Elle n'est plus qu'un lac étincelant où meurent des sons de cloches.
2 - MARIE‑MORGANE
C'est pourquoi les pêcheurs de la baie ont rencontré, la nuit, sur la mer de lune, l'ardent fantôme de la fille‑poisson. Elle sépare ses cheveux de cuivre avec le peigne de ses longs doigts et chante, en vieux langage, une complainte si désolée que le cœur manque de leur faillir dans la poitrine.Mais ils s'éloignent à grand'hâte : chaque fois que se montre Ahès, un orage terrible est bien près de crever.
Un jour, le patron Porzmoger avait mouillé sa barque en baie. Quand il voulut remonter l'ancre, il ne put parvenir à la décrocher.
Il se dévêtit, se laissa glisser le long du filin. L'ancre était engagée dans les branches d'une croix dorée qui sommait une église. Des cloches s'ébranlèrent sourdement au‑dessous de lui. A Dieu va! Il sombra le long de la tour et, par une fenêtre sans vitrail, pénétra dans une nef illuminée où se pressait une foule fervente.
Au banc du choeur, se tenaient quarante seigneurs à manteaux rouges. Immobile, dans une haute cathèdre, une princesse aux cheveux de cuivre tenait les yeux fixés sur Porzmoger. Adossé à l'autel, un prêtre en ornements attendait on ne sait quoi. Le sacristain quêteur présenta au marin, avec insistance, un large plat où s'entassaient des pièces d'or aux curieuses marques :
- Pour les chers trépassés !
Porzmoger n'avait pas un liard. Un pêcheur, sur la mer, n'a besoin que d'un couteau.
Il secoua les épaules. Alors le prêtre ouvrit les bras et se mit à chanter: « Dominus vobiscum ! ». Pas de réponse. Tous les fidèles regardaient Porzmoger intensément. Deux fois encore s'éleva le dominus vobiscum. Puis, une grande plainte monta de la nef, où les assistants furent cadavres livides, puis squelettes blanchis. La princesse vint vers le pêcheur, naviguant de sa lourde queue aux écailles bleuâtres, les yeux couleur de désespoir:
« Ne pouvais-tu répondre et cum spiritu tuo, Porzmoger ! Tu nous aurais sauvés tous ».
A l'instant il reconnut Marie‑Morgane, et il sut qu'il était dans Is. Il n'eut que le temps de remonter par la corde des cloches et le filin de l'ancre. A peine avait‑il sectionné le filin et hissé la voile que l'orage fantastique de la sirène creusait déjà les vagues autour de lui.
Et la ville d'Is attend toujours que finisse, enfin, la messe du rachat.
On dit que les cloches des églises d'Ys peuvent encore être entendues en mer par temps calme les nuits de pleine lune.
Une légende dit que quand Paris sera engloutie, resurgira la ville d'Ys : Pa vo beuzet Paris, Ec'h adsavo Ker Is